L'affaire des deux otages turcs libérés samedi après plus de deux mois de détention au Liban illustre les liens ambigus et dangereux de la Turquie avec certains groupes extrémistes hostiles au régime syrien, qui suscitent la réprobation de ses alliés occidentaux.

Les deux pilotes de la compagnie Turkish Airlines ont pu regagner Istanbul samedi soir en vertu d'un échange complexe, qui a vu le retour quasi-simultané à Beyrouth de neuf pèlerins libanais de confession chiite détenus pendant dix-sept mois par des rebelles syriens.

Les ravisseurs libanais de Murat Akpinar et de Murat Agca avaient expliqué qu'ils avaient voulu, avec ce double rapt, contraindre Ankara, soutien inconditionnel des adversaires de Bachar al-Assad, à faire pression sur le groupe syrien qui détenait les neuf Libanais.

«La réussite de ce processus (...) prouve une fois de plus l'importance régionale de la Turquie», s'est réjoui samedi sur son compte Twitter le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, se félicitant ainsi de sa médiation réussie.

Mais pour d'autres, cette prise d'otages qui visait directement la Turquie est d'abord une illustration du jeu dangereux joué par son Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

«Les Turcs ont soutenu certains groupes syriens radicaux en pariant sur une chute rapide du régime de Damas», analyse un diplomate occidental, «ils sont en train de se rendre compte que ceux qu'ils ont armés peuvent leur causer des problèmes».

Longtemps allié de Bachar al-Assad au nom de la politique dite du «zéro problème avec les voisins» théorisée par M. Davutoglu, M. Erdogan a depuis fait volte-face pour devenir l'un des plus fervents partisans des rebelles qui ont juré la perte du président syrien.

Officiellement, la Turquie consacre son soutien à la seule Coalition de l'opposition syrienne. Mais, depuis quelques mois, nombreux sont ceux qui montrent du doigt ses préférences pour certaines factions rebelles extrémistes, affiliées à al-Qaïda.

En septembre, le coprésident du Parti kurde de la paix et de la démocratie (BDP) Selahattin Demirtas a dénoncé le soutien d'Ankara aux combattants de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) et au Front al-Nosra dans les combats qui les ont opposés aux milices kurdes syriennes du PYD dans le nord de la Syrie.

Inquiétudes

Au début du mois, c'était au tour de l'ONG Human Rights Watch de mettre en cause la tolérance dont a fait preuve la Turquie à l'endroit des groupes jihadistes accusés d'avoir exécuté près de 70 civils début août en Syrie dans des villages alaouites. «La Turquie (...) ne doit pas servir de refuge à ceux qui violent les droits de l'Homme», a écrit HRW.

«Notre politique étrangère ne peut pas se réduire à des relations avec les populations sunnites ou les Frères musulmans», a renchéri cette semaine dans le quotidien Zaman un député de l'opposition, Aykan Erdemir, «la Turquie aurait dû faire une différence nette entre l'Armée syrienne libre et le Front al-Nosra».

Les pays occidentaux, qui répugnent à livrer des armes aux rebelles syriens de peur qu'elles ne tombent entre de mauvaises mains, sont eux aussi montés au créneau.

Ainsi que l'a récemment rapporté la presse américaine, Barack Obama s'est lui-même inquiété des «liaisons dangereuses» de M. Erdogan avec ces groupes proches d'al-Qaïda.

Face à ces critiques, Ankara a été contraint de prendre publiquement ses distances avec ses protégés syriens et a commencé à amorcer un changement de cap.

«La Turquie n'a jamais autorisé de groupes liés à al-Qaïda à traverser ses frontières», a proclamé il y a quelques jours M. Davutoglu.

Premier signe tangible de ce revirement, l'artillerie turque a tiré mardi une salve d'obus sur des positions jihadistes de l'EIIL.

«La Turquie a réévalué sa politique pour ne pas endommager ses relations avec ses alliés, mais surtout de crainte de devenir elle-même une cible des jihadistes», commente Sinan Ülgen, le directeur du Centre d'études économiques et de politique étrangère (EDAM), en soulignant les récentes menaces proférées par l'EIIL à son endroit.

«Mais en deux ans, ces groupes ont eu le temps d'établir leurs propres réseaux en Turquie», ajoute M. Ülgen, «la question est donc de savoir si ce revirement n'arrive pas trop tard».