Raqqa, première capitale provinciale conquise par l'armée rebelle et des brigades salafistes. La ville a été «libérée» le 4 mars. Même si Raqqa est encore bombardée et que les salafistes contrôlent la ville, les gens sont soulagés, car ils se sont enfin débarrassés de Bachar al-Assad. Mais Raqqa a beaucoup de chats à fouetter: la saleté, la pauvreté, les bombes et... les salafistes. Portrait d'une ville à bout de souffle.

Des camionnettes bloquent l'entrée de la ville de Raqqa. Un checkpoint. Autour, des hommes armés, habillés en noir, le visage caché par une cagoule. Parmi eux, des Syriens, mais aussi des Tunisiens et des Algériens.

«Passeports! Passeports!»

Ils refusent de nous laisser entrer à Raqqa parce que nous n'avons pas de lettre du tribunal islamique prouvant que nous sommes des journalistes et non des espions. Des hommes nous escortent jusqu'au parlement, un bel édifice où s'agitent des combattants armés et masqués.

Ils examinent nos passeports, posent des questions, puis nous laissent finalement passer.

Ces hommes font partie du Front al-Nosra, un groupe salafiste pur et dur qui entretient des liens étroits avec Al-Qaïda en Irak. Leurs armes: les attentats-suicide et les assassinats. Ils ne contrôlent pas Raqqa, seulement les routes qui y donnent accès.

Même si Raqqa a été conquise par l'armée rebelle et des groupes salafistes le 4 mars, le régime de Bachar al-Assad se bat pour en reprendre le contrôle. Raqqa est la capitale d'une province. Pour les rebelles, c'est une victoire décisive; pour Assad, une défaite humiliante.

Tous les jours, les avions de Bachar al-Assad survolent Raqqa et lâchent leurs bombes au hasard. Ces bombardements créent une psychose dans la population, qui ne se sent en sécurité nulle part. Notre hôtel a d'ailleurs été légèrement touché. Le feu a pris sur le toit. Le personnel courait dans les escaliers sombres avec un extincteur.

La ville est dirigée par un tribunal islamique dominé par Ahrar Cham, un groupe salafiste.

Ahrar Cham aussi ne fait pas dans la dentelle. Son programme est tout ce qu'il y a de plus salafiste: création d'un émirat islamique, séparation des sexes dans les écoles, les hôpitaux et la fonction publique, et port du niqab pour les femmes.

En dépit des bombes et de toute cette agitation salafiste, Raqqa reste étonnamment calme. Quelques hommes masqués patrouillent la ville à bord de leur pick-up, les marchands vendent leurs légumes dans la rue, les gens vont au restaurant ou fument du narguilé dans les cafés, le muezzin appelle les musulmans à la prière et les femmes sont légèrement voilées. Peu portent le niqab, certaines osent même se promener tête nue. Personne ne les dévisage.

Maria se promène sans voile. Jeans sexy, chandail moulant, maquillage discret, bijoux. Elle a 20 ans et elle est jolie avec ses cheveux noirs noués en chignon, son teint de porcelaine et ses yeux sombres. Elle étudie en génie à l'université. Elle ne porte jamais le voile, même si ses voisins et ses copines lui font parfois des reproches.

«Sous Bachar, on avait peur de parler, maintenant, on peut dire ce qu'on veut, dit-elle. Le voile? Ce n'est pas important.»

Elle vient d'une famille libérale, père médecin, mère enseignante.

«La moitié de mes filles portent le hijab, explique le père de Maria, Mohammed. Je les ai élevées; à elles maintenant de choisir.»

Malgré les bombes, malgré Ahrar Cham, al-Nosra et ses hommes masqués, les gens sont soulagés, car Bachar al-Assad est tombé. Fini, la dictature, la peur, la violence, la corruption et les redoutables mukhabarat (services secrets). Ils ne veulent pas retourner en arrière, même s'il y a un prix à payer: subir les salafistes.

«On se bat pour notre liberté; 70 000 personnes sont mortes. On ne laissera personne nous voler notre révolution, surtout pas les salafistes», dit Fouad Osmane, 23 ans, étudiant en chimie à l'université.

«On s'est débarrassés de Bachar, on va aussi se débarrasser du Front al-Nosra, affirme de son côté le Dr Mustapha Hamesh. Quand Raqqa est tombée aux mains des rebelles, tous les médecins ont fui, sauf deux. Je suis resté.»

Les gens avaient peur des salafistes, peur du changement, peur du chaos. Plusieurs sont revenus quand ils ont compris que les salafistes tentaient seulement de mettre un peu d'ordre dans la ville.

La vie de Yasser a changé le 11 septembre 2001. Il apprenait l'anglais depuis trois mois et il se préparait à partir au Pakistan pour étudier le génie lorsque deux avions ont foncé dans les tours du World Trade Center. Les tours se sont écroulées, les projets de Yasser aussi. Il a troqué le Pakistan contre l'Ukraine, où il s'est inscrit à la faculté de pharmacie après avoir appris le russe.

«Je hais les islamistes radicaux», dit-il.

Yasser a 29 ans. Il est mince comme un fil. Il porte des jeans moulants et un manteau court. Il joue avec son cellulaire, même s'il n'y a pas de réseau. Il a un sourire désarmant et des yeux brillants d'intelligence.

Au début de la révolution, il ne s'est pas enrôlé dans l'Armée syrienne libre, comme beaucoup de jeunes qui rêvaient d'en découdre avec le régime de Bachar al-Assad, mais il a manifesté. Souvent.

Il n'a pas peur du Front al-Nosra et d'Ahrar Cham. «Ce sont des gens de chez nous, des Syriens, pas des terroristes, plaide-t-il. Ils ont libéré Raqqa et ils se sont battus contre Bachar, alors que l'Europe, l'ONU et l'OTAN n'ont rien fait pour nous.»

- Et si les salafistes créent un État islamique, vous qui haïssez les radicaux?

- Pendant deux ans, Bachar a tué des innocents. Les radicaux ne nous diront pas comment vivre ni penser. On va se battre contre tous ceux qui voudront nous priver de notre liberté.

Abdul Hamid est également prêt à se battre pour sa liberté. Comme Yasser, sa vie a été dictée par l'histoire. Il a 43 ans. Il est né en 1970, un mois après l'arrivée au pouvoir d'Hafez al-Assad. Il n'a connu que la dictature, celle du père, puis celle du fils, Hafez et Bachar.

Il enseigne le génie à l'Université de Raqqa. Il n'oubliera jamais le 4 mars lorsque les troupes de Bachar ont été chassées de Raqqa et que la statue d'Hafez a été déboulonnée par une population survoltée.

«C'est très beau la liberté, dit-il. Je ne peux pas la décrire.»

Il se tait, ému. «J'ai 43 ans et c'est la première fois que je sens la liberté. Les Syriens n'accepteront jamais l'islam radical. Ma femme et mes filles ne portent pas le voile.»

Lui aussi en veut aux Occidentaux qui regardent Bachar al-Assad massacrer son peuple sans réagir.

Il vient de terminer son cours, veston fripé, cheveux gris en bataille. Assis sur une chaise droite dans un local poussiéreux, il regarde ses mains et pousse un long soupir.

- La victoire est amère.

- Amère?

- Il n'y a pas de lait pour les enfants, on manque de médicaments et d'essence. Bachar al-Assad continue de nous bombarder. Il tue notre liberté en étouffant notre économie. Elle est là, l'amertume.

Il n'a pas été payé depuis le 4 mars. C'est le gouvernement de Bachar al-Assad qui versait les salaires. Et la Ville n'a pas d'argent.

Mahmoud El Hadi était conseiller municipal avant la chute de Bachar. Aujourd'hui, il collabore avec les salafistes. Il est inquiet. «Nous n'avons pas d'argent, confirme-t-il. Les fonctionnaires, le personnel médical et les enseignants ne sont pas payés. Le Conseil national syrien [qui regroupe une bonne partie de l'opposition] ne nous donne rien. Combien de temps allons-nous tenir? Je n'en sais rien.»

C'est vrai que Raqqa en arrache. La ville est sale, insalubre. Des ordures traînent dans les rues et les champs servent de décharges publiques. Et les mouches, les mouches, il y en a partout. Elles se posent sur les fruits, les légumes, la viande, transportant des maladies. L'été, il fait 45 degrés à Raqqa, une ville située à la lisière du désert.

Les files d'attente pour acheter du pain s'étirent, surtout le soir, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Des files interminables, où la tension est à couper au couteau.

«J'attends au moins une heure par jour, parfois plus, se plaint Fatima. Le prix du pain a doublé en un an.»

La Ville offre des secours, mais ils sont loin d'être suffisants. Moteb Al Khalaf, un pharmacien philanthrope, a créé une soupe populaire qu'il dirige avec son fils. Il nourrit 800 personnes par jour.

Les gens s'agglutinent sur la grille extérieure de la soupe populaire en tendant leur seau. La distribution est anarchique. Des hommes, des femmes et des enfants viennent chercher leur seul repas de la journée. Comme Mohammed, 55 ans, 12 enfants, chômeur, ou Ahmad, 14 ans, qui a fui la guerre à Alep et qui vient tous les jours chercher sa ration pour nourrir ses frères et soeurs. Ses yeux sont cernés, son teint pâle, son regard désespéré. Fuir Alep pour Raqqa, sale destin pour un enfant de 14 ans.

«J'ai faim», dit-il.

Raqqa a déjà accueilli 1,5 million de réfugiés, mais la défaite de l'armée d'Assad les a fait fuir. Aujourd'hui, 800 000 personnes vivent à Raqqa. Cet afflux massif de réfugiés a épuisé les ressources de la ville.

Le tribunal islamique qui dirige Raqqa en a plein les bras. Le chef d'Ahrar Cham, le cheikh Abou Omar, l'admet. Ses priorités: la sécurité, l'électricité, l'eau, l'essence, la nourriture.

Raqqa, première capitale libérée, servira de modèle à la nouvelle Syrie qui émergera après la chute de Bachar, dit-il.

«Je vois Raqqa comme un État», précise-t-il, entouré de ses hommes.

Un État islamique. Le cheikh prêche la séparation des sexes, dans toutes les sphères, écoles, hôpitaux... Quant au niqab, il affirme que les femmes sont libres. «Vous pouvez enlever votre voile», me dit-il au milieu de l'entrevue pour prouver son ouverture d'esprit.

- Quel rôle jouera al-Nosra dans votre nouvel État?

- Al-Nosra ne constitue qu'une petite partie des katibas [brigades], répond-il. Si je leur demande de sortir de la ville, ils m'obéiront.

- Que pensez-vous d'Al-Qaïda?

Le cheikh refuse de répondre.

- Et les attentats-suicide?

Même silence agacé.

Il s'occupe des besoins essentiels: trouver de l'argent, de la nourriture, rétablir l'eau et l'électricité, se protéger des bombes et se battre au front. Car il y a un front à Raqqa, au nord et à l'ouest, où se déroulent des combats parfois violents.

La création d'un émirat et d'une police islamique attendra. Les salafistes ont d'autres chats à fouetter. Pour l'instant.

LA GUERRE EN CHIFFRES

Début de la guerre civile > 15 mars 2011

> 70 000 Morts

> Entre 500 000 et 1 million de Blessés

> 4 millions de déplacés

1 million de réfugiés en Jordanie, en Turquie, au Liban, en Irak. La moitié a moins de 18 ans.

> 50% des structures de santé ont été détruites.

> Des destructions qui ont coûté 80 milliards

> 200 000 soldats du régime

> 40 000 soldats rebelles