Depuis que les Tunisiens ont réussi à chasser le président Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier, le Proche-Orient est entré en ébullition. À peine un mois plus tard, le raïs égyptien, Hosni Moubarak, a à son tour abandonné le pouvoir. Inspirées par cet exemple, les populations d'autres pays arabes revendiquent maintenant le droit à la justice et à la liberté. Du Bahreïn au Yémen en passant par l'Algérie et la Libye, les dictateurs sont sous pression. Certains se braquent et s'accrochent à leur appareil répressif. D'autres essaient de tempérer les passions à coups de petites concessions. Pour mieux comprendre les enjeux de ces révoltes, un retour sur les 18 jours qui ont conduit à la chute d'un pharaon, et un coup d'oeil sur les turbulences qui agitent maintenant l'Algérie.

Entre le moment où les premiers manifestants ont afflué vers la place Tahrir et celui où l'Égypte a célébré la chute de son dictateur, il s'est écoulé 18 jours au cours desquels le monde a retenu son souffle. De la surprise à la jubilation finale, voici le récit de cette révolte, à travers les yeux de quelques «vétérans».

Quand il a vu des hommes montés sur des chameaux galoper à travers la place Tahrir, Muhammad Mansour a pensé que tout était perdu. Le copain qui se trouvait à ses côtés s'est tourné vers lui, l'air sombre: «Tu vois, c'est ça, l'Égypte.»

Et là, Muhammad Mansour s'est mis à pleurer.

«J'ai eu peur. Puis j'ai regardé autour de moi et j'ai vu des gens revenir vers la place. Certains étaient blessés. J'ai rassemblé tout mon courage et je suis resté.»

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J'ai croisé Muhammad Mansour le soir du 11 février, dans la foule en liesse après l'annonce du départ d'Hosni Moubarak. Je l'ai revu quelques jours plus tard dans un café près de la place Tahrir. Il avait un bras en écharpe: il s'était disloqué l'épaule en lançant des pierres pendant le «mercredi des chameaux».

Muhammad Mansour est typique de ces milliers de jeunes adultes qui ont fait tomber le vieux dictateur. Trente-deux ans, diplômé en linguistique, ouvert sur le monde, lié à tout un réseau d'amis sur Facebook. C'est d'ailleurs sur le site consacré à Khaled Saïd, jeune homme battu à mort par la police l'été dernier à Alexandrie, qu'il a vu l'appel à manifester le 25 janvier pour souligner le «jour de la police».

À son arrivée, vers 13 h, la place était presque vide. Dans un coin, un homme scandait «À bas Moubarak!» dans un mégaphone. Muhammad a eu un choc: c'était la première fois qu'il entendait quelqu'un appeler à la chute du président.

Puis, les gens ont afflué. Des masses de manifestants traversaient les ponts du Nil pour atteindre le coeur du Caire. En fin d'après-midi, ils étaient 15 000. Du jamais vu.

Pendant les 18 jours qui ont suivi, Muhammad a vécu sur la place Tahrir, consignant dans un carnet les grands et petits moments de la révolte: sa rencontre avec un enfant des rues convaincu qu'Hosni Moubarak était responsable de son sort; ou cet homme vêtu d'une galabieh qui lui a raconté comment la police l'avait molesté parce qu'il n'avait pas de quoi payer un bakchich.

Muhammad relate aussi la bataille entre les manifestants et les baltageya, les fiers-à-bras du régime, qui a duré jusqu'à l'aube du 3 février, et au cours de laquelle une pluie de pierres et de fer s'est abattue sur la place Tahrir.

Il y a aussi des moments de grâce. Comme cet oiseau qui s'est posé un matin sur la place Tahrir, rond-point habituellement noyé dans les gaz d'échappement et le tintamarre des klaxons...

Muhammad n'en revient pas de la maladresse du président déchu, qui a tout essayé pour stopper la contestation. Répression, terreur, guerre psychologique: chacun de ses coups s'est retourné contre lui.

L'effet boomerang

La répression, censée effrayer les manifestants, a renforcé leur détermination. Prenez Jalila, prof de biologie, et Omnia, informaticienne, deux amies dans la vingtaine, pas du tout du genre à se précipiter au-devant des coups.

Elles n'avaient pas prêté attention à la manif du 25 janvier, convaincues qu'elle serait anodine. Mais une vidéo diffusée le lendemain sur YouTube les a saisies. Elle montrait un homme faire face, seul, à des camions armés de canons à eau. «On aurait dit la place Tianan men», dit Jalila.

«Là, on a compris qu'il se passait quelque chose, on s'est dit qu'il fallait bouger.»

Trois jours plus tard, elles ont marché du chic quartier Héliopolis vers le centre-ville, armées de lunettes de plongée et de citrons pour se protéger des gaz lacrymogènes. Leurs affiches disaient: «Wind of change» et «Yes we can.»

Malgré le black-out de l'internet, le message s'était répandu et la foule ne cessait de grossir. À un moment, le cortège s'est retrouvé encerclé par la police. Jalila et Omnia se sont esquivées juste avant que leur groupe ne soit chargé par la police.

C'était l'affrontement: coups de feu, gaz lacrymogènes, jets de pierres, cocktails Molotov. Puis, comme par enchantement, la police a disparu. Et des bandes de baltageya se sont répandues dans la ville.

Là encore, la stratégie du chaos a eu un effet imprévu. Elle a fait naître une solidarité inédite dans cette folle mégapole où chacun se bat pour survivre: partout, les habitants ont créé des brigades pour protéger leur quartier.

Mais c'est le carnage du «mercredi des chameaux» qui a convaincu Jalila et Omnia de s'engager vraiment dans la révolte. Elles ont cherché des médicaments et des bandages pour les blessés, trouvé des «messagers» pour les faire livrer au centre-ville.

Quand Hosni Moubarak a prononcé le discours dans lequel il a assuré qu'il finirait ses jours en Égypte, plusieurs de ses compatriotes ont été émus jusqu'aux larmes. Pour Omnia et Jalila, c'était trop tard. Avant, elles s'indignaient de la misère et de l'injustice. Maintenant, il y avait les 300 morts. «On était décidées à rester jusqu'au bout.»

Partie d'échecs

Rétrospectivement, les 18 jours de révolte ressemblent à une partie d'échecs où l'un des joueurs multiplie les coups qui finissent inexorablement par avantager son adversaire. À la fin, le roi se trouve seul et impuissant.

L'arme la plus efficace que le pouvoir ait brandie contre les protestataires a été sa campagne de désinformation menée tambour battant. Les rumeurs sur la présence d'agents étrangers, sur l'argent et le poulet frit offerts aux manifestants. Les «révélations» publiées dans la presse officielle sur les brigades du Hamas qui infiltraient le pays par des tunnels.

«À un moment, j'ai cru que les jeunes de la place Tahrir avaient été remplacés par d'autres gens», confie May Mattar, pédiatre qui a suivi les événements de chez elle, non loin de l'épicentre des contestations.

Et comme, parallèlement, Moubarak cédait du terrain, promettant de ne plus briguer la présidence, ou remaniant son cabinet, le doute s'est propagé.

Quand l'internet a été rétabli, il y a eu des débats enflammés sur Facebook, raconte Jalila. Plusieurs de ses amis appelaient à l'arrêt des manifestations. «Il est temps de retourner à la vie normale», écrivaient-ils.

«Comment retourner à la vie normale, après 300 morts?» Jalila et Omnia en étaient incapables.

Journaliste en colère

La propagande éhontée a fini elle aussi par se tourner contre le régime. Horrifiés par les mensonges auxquels ils devaient participer, quelques journalistes ont démissionné avec fracas. C'est le cas de Shaheera Amin, présentatrice chevronnée de la chaîne d'État Nile TV. Le 25 janvier, ses patrons lui ont demandé de lire un communiqué affirmant que la protestation était organisée par les Frères musulmans.

De retour au bureau, quatre jours plus tard, elle a constaté que Nile TV filmait des manifestants pro-Moubarak rassemblés, comme par hasard, devant ses locaux. Et ignorait les foules de la place Tahrir. «Je ne pouvais plus continuer», dit-elle. Le lendemain, elle a envoyé un SMS à son patron: «Désolée, je dois choisir.»

Plus tard, les médias égyptiens ont été à leur tour emportés par la révolution. Nile TV a fini par braquer ses caméras sur la place Tahrir. Et les journaux officiels ont remplacé les photos de Hosni Moubarak par des images et des articles sur la révolte. Une première.

L'effet Waël Ghonim

Puis, il y a eu Waël Ghonim, ce représentant de Google qui avait créé le site pour Khaled Saïd, et qui a été détenu pendant 12 jours au Caire. L'entrevue poignante qu'il a donnée après sa libération a constitué un tournant dans la révolte.

«Ce gars-là est assez riche, on ne peut l'acheter pour 50$. Il a cassé les rumeurs sur l'argent et le poulet frit, il a mis un visage patriotique sur les manifestations», résume un ami égyptien.

Entre-temps, de nouveaux messages étaient apparus sur Facebook: arrêtez de chatter, il est temps de retourner au front!

Pour se rendre utiles, Jalila et Omnia ont pris des sacs, des gants et des poubelles pour aller nettoyer «la république de la place Tahrir», qui avait maintenant des allures de village, avec ses cliniques médicales, son bureau d'objets trouvés et ses vendeurs ambulants.

Sur place, on combattait la propagande par l'humour. «Où sont mes 50$ et mon poulet frit Kentucky?» demandaient des manifestants sur leurs affiches.

Pendant les 18 jours d'affrontement, Jalila et Omnia ont été impressionnées par le civisme qui régnait sur la grande place. Même les hommes égyptiens, qui ont la réputation d'avoir la main baladeuse, selon elles, se sont montrés respectueux envers leurs compagnes de combat. (C'est ce que disent de nombreuses manifestantes. Malheureusement, la terrible attaque contre une journaliste de CBS, le soir où Moubarak est tombé, jette une ombre sur cet état d'exception...)

Les deux jeunes femmes évoquent aussi une messe en plein air célébrée par des coptes entourés de musulmans.

Quelque chose s'est passé sur cette place qui a permis de surmonter les divisions. «J'ai entendu des hommes religieux dire que, avant, ils n'avaient jamais parlé avec des femmes non voilées ou que, pour la première fois, ils avaient parlé avec des chrétiens», confie mon ami égyptien.

Suspense jusqu'à la fin

L'un des actes les plus dramatiques de cette épreuve de force s'est joué le 10 février, la veille de la démission du dictateur. Convaincus que ça y était, des centaines de milliers de gens célébraient à l'avance leur victoire.

Mais en fin de soirée, Hosni Moubarak a annoncé qu'il déléguait une partie de ses pouvoirs à son vice-président. On a appris depuis que c'est son fils, Gamal, qui l'a incité à tenter une ultime bravade, à l'issue d'un affrontement familial digne d'une tragédie grecque.

Mais ce jeudi-là, sur la place, ce fut la consternation. Parmi ceux qui étaient venus célébrer le départ du président, il y avait Rana Farouk, musicienne, et Karim Jamal, pharmacien. Ils s'étaient rendus sur la place Tahrir, le 25 janvier, en se disant qu'après, ils iraient au cinéma. Ils n'en étaient plus repartis.

Ce soir-là, Karim a craqué. Quand je l'ai joint, le lendemain, il était dans le doute. «Ma famille m'a convaincu de ne pas retourner manifester. On a fait un maximum de gains. Et personne ne sait ce qui peut arriver maintenant entre le peuple et l'armée.»

Le lendemain, pourtant, les manifestants étaient partout: devant la télévision, le palais présidentiel, dans les rues de toutes les villes du pays. Le roi était en échec.

Que retiennent les jeunes héros de la place Tahrir de leur victoire? C'est Omnia, qui envisageait d'émigrer au Canada pour que son fils ne grandisse pas dans un pays complètement bloqué, qui résume le mieux l'état d'esprit général au lendemain de la chute de Moubarak: «Je n'ai plus envie de partir. Il y a un avenir en Égypte.»