Meurtres, disparitions et torture à grande échelle: les forces de Mouammar Kadhafi ont commis des «crimes contre l'humanité» pendant le conflit qui a mené à la chute du dictateur. Mais les combattants rebelles, appelés «thuwars», ont aussi commis des crimes de guerre.

Mais les combattants rebelles, appelés « thuwars », ont aussi commis des crimes de guerre. Ces héros de la révolution continuent aujourd'hui à emprisonner, torturer et tuer d'anciens loyalistes de Kadhafi.

Après une année d'enquête minutieuse sur le terrain, c'est ce qu'a conclu une équipe de juristes éminents menée par le Québécois Philippe Kirsch, président de la Commission d'enquête internationale sur la Libye.

La Commission se dit « profondément inquiète » face à l'impuissance des nouvelles autorités libyennes à l'égard des milices victorieuses qui persistent à commettre de graves violations.

Me Kirsch, ancien président de la Cour pénale internationale, nous a accordé une entrevue hier, peu après la présentation de son rapport au Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies, à Genève.

Pourquoi votre Commission a-t-elle conclu que les forces de Kadhafi avaient commis des « crimes contre l'humanité » pendant le soulèvement ?

En fait, la répression durait depuis plus de 40 ans. Le régime Kadhafi a très longtemps commis des violations des droits de l'homme pour se maintenir au pouvoir.

Cela dit, au début du soulèvement, en février, il y a eu une répression violente de manifestations d'abord pacifiques. Les forces de Kadhafi ont reçu instruction de tirer sur des manifestants désarmés. Il y a eu de nombreuses exécutions collectives. Nous avons visité des centres où des détenus ont été massacrés. Ceux qui semblaient être des opposants au régime disparaissaient sans laisser de traces. Les cas de torture étaient extrêmement fréquents. C'était la pratique.

Puis, la guerre a éclaté. Les populations civiles ont été attaquées sans discrimination. À Misrata, par exemple, la population n'a pas pu être évacuée, puisqu'elle était coincée entre la mer et des villes loyales à Kadhafi. Il est évident que les forces de Kadhafi ont utilisé toutes sortes de munitions et qu'elles n'ont fait aucune distinction entre les combattants et les non-combattants, ce qui constitue un crime de guerre.

Vous avez aussi constaté que les combattants rebelles avaient commis de sérieuses violations - et continuent de le faire?

Oui, les insurgés se sont aussi livrés à des attaques sans discrimination. J'ai visité Misrata ; la ville est en mauvais état, mais ce n'est rien comparé à Sirte, où les thuwars ont attaqué le quartier de Kadhafi sans aucun discernement, malgré la présence de la population civile.

Il y a eu des exécutions sommaires, des cas de torture, des lynchages, qui se concentraient au début sur des gens de race noire, dont on présumait qu'ils étaient des mercenaires engagés pour combattre aux côtés de Kadhafi.

Après leur victoire, les thuwars ont poursuivi ces pratiques envers ceux qui provenaient de l'Afrique subsaharienne, mais aussi envers des partisans de Kadhafi et de simples soldats. Aujourd'hui, près de 8000 personnes sont détenues en Libye sans que l'ombre d'une accusation n'ait été déposée contre elles.

La Libye est aux prises avec une prolifération de brigades de thuwars. Ils ont des armes entre les mains et ils s'en servent. Il y a énormément de centres de détentions illégaux, où des abus sont commis de façon constante. Il y a des cas où des dizaines de gens ont été exécutés en même temps, les mains derrière le dos.

Vous avez établi que les frappes de l'OTAN avaient tué au moins 60 civils et en avaient blessé 55 autres. Au final, comment évaluez-vous la campagne de l'OTAN en Libye?

Nous avons enquêté sur 20 sites où nous avions reçu des allégations d'attaques contre des civils. Certaines de ces allégations avaient nettement été fabriquées par le régime Kadhafi. Dans la plupart des cas, il s'agissait bien de cibles militaires. Mais dans cinq cas, nous n'avons pas trouvé les raisons qui auraient pu justifier ces attaques.

L'OTAN a utilisé des armes d'une grande précision, et a fait tout ce qu'elle pouvait pour éviter des pertes civiles. Mais il reste quand même ces quelques cas. Nous avons demandé des explications à l'OTAN. Mais l'organisation a refusé de nous rencontrer et de nous fournir leurs rapports internes.

Une enquête est donc requise pour tirer des conclusions sur ces attaques.  

Il n'y a pas que l'OTAN qui ait compliqué le travail de votre commission. Pourquoi n'avez-vous pas pu établir la cause de la mort de Mouammar Kadhafi ?

Nous avons reconstitué les événements menant à la mort de Kadhafi dans un détail sans précédent. Son convoi a été bombardé. Kadhafi et ses gardes ont quitté la route et se sont réfugiés dans une maison. Évidemment, la maison a été attaquée, et ils ont fui jusqu'au bord d'une route. Ils ont traversé la route en passant dans des boyaux. De l'autre côté de la route, un garde a tenté de stopper une voiture en lançant une grenade. Mais la grenade a heurté un parapet et est retombée. Le garde a tenté de la reprendre pour la relancer, mais elle a explosé. Il a été tué sur le coup, ainsi qu'un ou deux autres, et Kadhafi a été blessé à ce moment-là.

Nous n'avons aucun témoin oculaire de la mort de Kadhafi. Un jeune homme de Benghazi a affirmé l'avoir tué dans l'ambulance après s'être disputé avec des gens de Misrata au sujet de ceux qui en auraient la garde, mais nous n'avons jamais retrouvé cet homme-là. Il a disparu.

De plus, nous n'avons jamais vu le rapport d'autopsie. Notre médecin légiste a été incapable de déterminer le type de blessures à partir des seules photos du corps. Par exemple, il avait une blessure à la tempe, qui peut avoir été causée par une balle, mais qui peut aussi avoir été causée par un morceau de shrapnel provenant de la grenade qui a explosé quand il tentait de s'échapper.

Bref, les causes exactes de la mort de Kadhafi ne pourront être établies que par le rapport d'autopsie que nous avons demandé à plusieurs reprises, mais que nous n'avons jamais reçu.

Le rapport peut être téléchargé sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU: https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/LibyaReport.aspx