Karim Ben Smail n'a pas ri tout de suite à sa première blague prérévolutionnaire. Il était probablement trop pétrifié pour se taper sur les cuisses.

C'était deux mois avant la chute de Ben Ali. Karim Ben Smail venait d'apprendre que le dictateur avait acheté, aux frais de l'État, un énorme avion A340 qu'il faisait décorer par le maître du luxe Louis Vuitton. «Là, c'était trop pour moi», se souvient l'éditeur, joint à Tunis à la fin du mois de décembre. «J'en ai vraiment eu ras le bol.»

Sur Facebook, à visage découvert, il a écrit: «Un A340, 380 tonnes, 24 h d'autonomie. Ça sert à quoi?»

La réponse a fusé rapidement d'une compatriote, toujours à visage découvert. «Ça sert à faire un aller simple.»

Dans la Tunisie de Ben Ali, où une blague contre le régime était punissable d'emprisonnement, la bravade a stupéfait Karim Ben Smail. «Bien sûr que j'ai eu peur, raconte-t-il. Mais, en même temps, on avait atteint un tel point d'humiliation, pour nous, les intellectuels... C'était moralement insupportable.»

Rétrospectivement, il considère la blague de l'aller simple comme «prémonitoire et historique». Les mots d'esprit impertinents se sont mis à circuler de plus en plus sur les réseaux sociaux. Un sommet a été atteint à la chute du dictateur. Rapidement, les Tunisiens ont relâché des années de pression et raconté tout haut ces blagues qu'ils chuchotaient. Aujourd'hui, en Tunisie, l'humour a contaminé les ondes et la scène à la faveur de jeunes humoristes qui n'épargnent personne, surtout pas les islamistes. Pour le moment, en tout cas...

Les Égyptiens, maîtres blagueurs

Si les Tunisiens s'adonnent désormais activement à l'art de la blague, ils ont beaucoup de retard sur les champions de la région, les Égyptiens. «Des maîtres», dit Karim Ben Smail. L'humour étant une tradition dans la société égyptienne, il a rapidement épicé la révolution.  

Le jour même où Ben Ali s'est enfui vers l'Arabie saoudite, les Égyptiens ont commencé à chanter dans la rue: «Hosni Moubarak, l'avion t'attend!» Quand la télévision d'État les a accusés d'être des agents étrangers payés en euros et nourris au poulet frit Kentucky, les manifestants en ont rajouté: «Où est mon poulet frit?» disaient des pancartes.  

À mesure que le temps passait et que le régime s'accrochait, les pancartes s'adaptaient. «Pars, les bras me font mal!» exigeaient les affiches brandies par les manifestants (ou encore «Pars! Je veux prendre une douche!» ou «Je veux voir ma femme» ou «Je veux me marier!»).  

Dans une entrevue au magazine américain The Atlantic, le blogueur Mahmoud Salem, alias Sandmonkey, explique qu'il est plus facile de ridiculiser un régime que de l'affronter. Et l'humour, rappelle Salem, «brise la barrière de la peur».

L'humour a été un élément-clé pour convaincre les gens de participer aux manifestations, a dit au printemps le blogueur égyptien Alaa Abd el-Fattah, non seulement parce qu'ils devaient faire preuve d'imagination pour créer des blagues, mais aussi pour détruire l'aura de pouvoir du régime.»

Thermomètre de la démocratie

Les blagues tunisiennes nées de la révolution sont aujourd'hui colligées dans un livre, Vous m'avez beaucoup déchu!, paru le printemps dernier aux éditions Cérès, pilotées par Karim Ben Smail. Un second livre, Révolution! des années mauves à la fuite de Carthage, compile les dessins et textes grinçants du blogueur tunisien Z, qui sévit depuis 2007.  

Un an plus tard, le ton a changé, dit Karim Ben Smail. L'arrivée des islamistes a refroidi les ardeurs. «Mais ceux qui sont dans la culture, comme moi, croient dur comme fer qu'il faut continuer à se moquer des puissants. Le jour où on ne pourra plus le faire, ça voudra dire que la démocratie sera morte dans notre pays.»

L'éditeur a ainsi décidé qu'il publiera désormais une compilation annuelle des dessins subversifs de Z. «L'année où je ne pourrai plus le publier, cela voudra dire que quelque chose a changé dans la liberté d'expression que nous avons acquise récemment. Z sera le thermomètre de notre démocratie.»

Le principal intéressé en est honoré. «L'humour est une forme de revanche, dit Z. On cherche à ridiculiser ce monstre qui nous fait peur. Comme une souris qui chatouille un lion.»

Rions avec la révolution

Mi-janvier 2011. Ben Ali a fui son pays et soudain, une déferlante de blagues tunisiennes envahit les réseaux sociaux. En voici quelques exemples.

Euphorique

«Tant que nous sommes chauds, rendez-vous demain à Tripoli vers 9h. On fait tomber Kadhafi vers 9h30, maximum 10h, puis on rentre continuer notre révolution.»

Caustique

«Ali Baba est parti mais pas les 40 voleurs!»

Prémonitoire

Ben Ali appelle le président égyptien Hosni Moubarak de l'avion à bord duquel il fuit la Tunisie: «Allo Hosni, regarde ce qu'ils m'ont fait. Tu peux m'héberger cette nuit?» Moubarak répond: «Bien sûr que non. Tu es cinglé? Regarde dans quel pétrin tu nous as tous mis. Va en Arabie saoudite et dis-leur que je pourrais bien faire un pèlerinage anticipé cette année.»