Le 14 janvier, le président Zine el-Abidine Ben Ali a tiré sa révérence après un mois de manifestations dans la Tunisie qu'il gouvernait en despote depuis 23 ans. Trois mois plus tard, le mouvement de contestation a gagné dix pays de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, a eu raison d'Hosni Moubarak en Égypte et est en voie de transformer profondément la région. Pourquoi n'avons-nous pas vu venir la vague?

Aucun spécialiste ne le démentira: lorsque, en décembre, les journalistes ont appelé les experts de la politique internationale pour savoir ce qu'ils voyaient dans leur boule de cristal pour 2011, personne n'a eu la réponse suivante: hummm, une série de soulèvements prodémocratiques balayera la majeure partie du monde arabe. Personne.

«Tout comme on a de la difficulté à prévoir un tsunami, personne n'a pu prévoir cette série d'événements qui est en quelque sorte l'équivalent d'un tremblement de terre», dit en riant Nagib Larini, professeur en sciences politiques à l'Université de Montréal et lui-même originaire du Maghreb, qui a été le théâtre de la première révolution arabe. «Les sciences humaines sont une science inexacte», ajoute-t-il, en rappelant que personne n'a prédit non plus la tombée du bloc de l'Est et de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) il y a quelque 20 ans.

Mais pourquoi? À cette question, Bessma Momani répond par une anecdote. Professeure à l'Université de Waterloo en Ontario, elle est chaque année éberluée d'entendre ses étudiants lui décrire le Moyen-Orient comme un lieu moyenâgeux, réfractaire au changement. «En Occident, nous avons une fixation. Nous pensons que l'Afghanistan et l'Irak sont représentatifs du Moyen-Orient d'aujourd'hui. La plupart des gens ne réalisent pas qu'il y a eu des progrès très rapides dans la région depuis 2000», note celle qui étudie depuis de nombreuses années la libéralisation économique de cette région du monde.

Niveau d'instruction

Le prix élevé du pétrole de 2003 à 2008 a contribué à l'enrichissement de plusieurs pays, dont l'Égypte. L'accès aux satellites, à l'internet, tout autant que l'avènement des téléphones cellulaires, accessibles aux riches comme aux pauvres, ont connecté la région au reste du monde. Le niveau d'instruction est élevé autant chez les hommes que les femmes. Parallèlement, la jeunesse de ces pays en pleine mutation, moderne, branchée, n'acceptait plus le système politique qui a été imposé par la génération précédente.

Mais tout ça était dans l'angle mort de l'Occident. «Ç'a servi l'alliance occidentale qui combattait en Irak et en Afghanistan de perpétuer le mythe que le monde arabe avait un besoin de modernisation à l'occidentale», note Mme Momani, qui est aussi chercheuse au Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale.

Nagib Larini blâme pour sa part une partie de l'élite intellectuelle qui n'a pas changé pendant 30 ans les lunettes à travers lesquelles elle regarde l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. «La majorité des intellectuels qui s'intéressent au monde arabe ont été surpris de voir les événements des derniers mois. Leurs outils d'analyse remontent à 30 ans, pendant la révolution iranienne et l'avènement de l'ayatollah Khomeini au pouvoir. Il n'y a que quelques experts qui ont prédit la fin de l'islamisme et maintenant, on voit, en regardant le printemps, que les islamistes ne jouent plus de rôle», soutient-il.

Imprévisible détonateur

Si elle s'attendait à un éventuel embrasement politique du grand monde arabe où, reconnaît-elle, «toutes les conditions objectives étaient réunies», Lise Garon, experte de l'Afrique du Nord à l'Université Laval, croit que rien n'aurait été possible sans un certain accident. «Il y avait de la tension depuis longtemps, mais ça prenait un détonateur.»

Ce détonateur a pris les traits de Mohammed Bouazizi, un vendeur de fruits et légumes, qui, pour répondre à l'humiliation subie aux mains d'une employée municipale qui l'a giflé, s'est immolé par le feu à Sidi Bouzid en Tunisie. Ce jour-là, ce jeune désespéré ignorait qu'il allumait la flamme de l'indignation d'un continent entier. Prévoir ça? Impossible.

LE PRINTEMPS ARABE EN 20 DATES

17 décembre 2010: Le vendeur de fruits Mohammed Bouazizi s'immole par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid en Tunisie.

7 janvier 2011: Des manifestations embrasent les banlieues d'Alger.

14 janvier: Ben Ali fuit la Tunisie.

17 janvier: Un homme s'immole au Caire.

23 janvier: Premières manifestations au Yémen.

25 janvier: La place Tahrir, au Caire, devient le centre de la protestation anti- Moubarak.

11 février : Hosni Moubarak démissionne.

12 février: Une manifestation est durement réprimée à Alger.

16 février: Début des manifestations en Libye.

18 février: La police ouvre le feu sur des manifestants au Bahreïn.

14 mars: Arrivée de troupes d'Arabie Saoudite au Bahreïn.

18 mars: Le Conseil de sécurité vote en faveur d'une intervention aérienne en Libye.

19 mars: Début des bombardements des forces occidentales en Libye.

Premières manifestations en Syrie.

26 mars: En Libye, les rebelles gagnent Ajdabiya.

29 mars: Le président syrien promet des réformes.

4 avril: Les forces yéménites ouvrent le feu sur les manifestants.

8 avril: Retour des manifestants à la place Tahrir.

12 avril: Ben Ali accusé de meurtre avec préméditation en Tunisie.

Moubarak victime d'une crise cardiaque.