Tous les jours, vers 18 h, des porte-parole du Conseil national de transition donnent une conférence de presse à l'hôtel Uzu, à Benghazi. Ils y commentent les dernières nouvelles du front (plutôt mauvaises depuis deux jours) quand ils n'annoncent pas les dernières nominations au comité exécutif qui tient lieu de cabinet ministériel dans l'est de la Libye, libéré de l'emprise de Mouammar Kadhafi.

Mais les «ministres» eux-mêmes ne participent jamais à ces rencontres. Impossible de savoir où ils se trouvent exactement et quelles seront leurs activités dans les jours à venir. Pour les protéger contre d'éventuelles tentatives d'assassinat, leurs déplacements sont tenus secrets. À un point tel que, lorsque le chef de ce drôle de gouvernement s'est adressé à la population sur une place de Benghazi, dimanche, les journalistes ne l'ont appris que le lendemain...

La règle de confidentialité devient encore plus étanche quand il s'agit des 18 membres du Conseil de transition qui représentent l'ouest du pays, encore soumis au joug du «guide» libyen. Pour les protéger contre les représailles du dictateur, c'est leur identité même qui n'a pas été révélée!

Pas évident de construire un nouvel État à partir de zéro dans un pays coupé en deux par une ligne de front, où la majorité des dirigeants doivent se cacher pour protéger leur vie.

Il y a six semaines à peine, Mohamed Mabrouk enseignait la pédagogie à de futurs enseignants à al-Beyda, à deux heures de route à l'est de Benghazi.

Le jour où la population de sa ville s'est soulevée contre Kadhafi, sa nièce de 11 ans a été tuée par les forces du régime. De fil en aiguille, Mohamed Mabrouk a fait le saut en politique.

«Nous avons besoin de nouvelles institutions, d'une nouvelle Constitution et d'un véritable gouvernement de transition avant de tenir des élections», énumère-t-il. Puis il ajoute: «Mais avant d'en arriver là, nous devons attendre que les autres villes tombent.»

Paralysie

Près de six semaines après avoir chassé Kadhafi, la portion libérée de la Libye est paralysée par une révolution inachevée. Cela crée parfois des situations absurdes. Prenez la société Arabian Gulf Oil Company, qui produit 25% du pétrole libyen, et dont le bureau principal se trouve à Tripoli.

Ses employés continuent à recevoir leur salaire de la capitale, même si c'est à partir de l'Est - surtout de Tobrouk - que son pétrole brut coule vers l'étranger. Et comme la firme est frappée par les sanctions internationales, les nouvelles autorités de l'est de la Libye ne peuvent pas tirer profit de l'or noir sur lequel elles sont assises.

«Si on pouvait reprendre les exportations, on pourrait rouvrir les écoles et financer les services publics», dit Youssef Gherryo, directeur de la gestion des réservoirs de la Arabian Gulf Oil Company.

Refus de la partition

L'autre solution, pour cette entreprise, serait de se couper de Tripoli et de voler de ses propres ailes. Mais ça, se serait mettre un doigt dans l'engrenage d'une sécession entre l'Est et l'Ouest. À Benghazi, ce scénario est unanimement rejeté. «Nous sommes un seul peuple, avec Tripoli pour capitale», disent des affiches dans les rues de la ville.

Sauf que plus la crise libyenne perdure, plus la menace d'éclatement s'accentue. Pour la deuxième fois en quelques semaines, les insurgés ont pris facilement dans les derniers jours une série de villes de l'est du pays - Ajdabiya, Brega, Ras Lanouf - pour s'enliser quelque part autour de la ligne qui sépare traditionnellement l'Est de l'Ouest.

D'où l'importance de la bataille de Syrte, ville natale de Mouammar Kadhafi, qui y compte sur des allégeances de clans. Mais aussi première grande ville occidentale sur la route vers Tripoli.

Si Syrte tombe rapidement, les insurgés ont une chance de garder leur pays uni. Dans le cas contraire, la cassure pourrait devenir inévitable.