Ce qui était un mouvement de contestation prodémocratique dans le petit archipel du Bahreïn est en train de se transformer en lutte sectaire entre sunnites et chiites et du coup, en véritable conflit régional. L'arrivée lundi de soldats d'Arabie Saoudite, l'État d'urgence décrété par le roi hier et la répression de manifestants qui a suivi dans des villages chiites du petit pays ravivent la discorde latente entre les pays arabes de la région majoritairement sunnites, et l'Iran, grande puissance chiite. Le soulèvement au Bahreïn pourrait-il se transformer en nouveau conflit régional?

Q: Qu'est-ce qui est à l'origine des manifestations au Bahreïn?

R: Prenant exemple sur les soulèvements tunisiens et égyptiens, les manifestations qui ont débuté le 14 janvier étaient d'abord en faveur de réformes démocratiques dans ce petit pays de quelque 1,2 million d'habitants, dirigé par la dynastie des Khalifah depuis 1783. «Pendant les trois premières semaines, les manifestants faisaient très attention de ne pas mêler à leur protestation les conflits sectaires entre sunnites et chiites» rapporte Faraz Sanei, de Human Rights Watch, joint hier à Manama, la capitale du Bahreïn.

Q: Est-ce toujours le cas?

R: Non, au cours de la dernière semaine cependant, le ton a changé. Victimes de la violence des dirigeants sunnites, les manifestants, à majorité chiite, demandent maintenant la chute de la monarchie et dénoncent la discrimination qu'ils endurent depuis de longues années. Hier, le conflit sectaire a monté d'un cran alors que des manifestations dans des villages chiites étaient durement réprimées. Au moins deux protestataires ont été tués, dont un par balle.

Q: Pourquoi y a-t-il un conflit entre sunnites et chiites au Bahreïn?

R: Le conflit est vieux de plus 200 ans. C'est à la fin du XVIIIe siècle que l'Empire perse chiite a été expulsé de l'archipel par les tribus arabes sunnites, qui sont encore aujourd'hui au pouvoir. Néanmoins, la population, elle, est toujours majoritairement chiite et représenterait 70% de la population locale. Politiquement, la population chiite est maintenue dans une situation minoritaire et a peu ou pas accès aux emplois dans l'administration publique, la police et l'armée.

Q: En quoi ce conflit a-t-il des répercussions régionales?

R: Lundi, à la demande des autorités du Bahreïn, entre 1000 et 2000 militaires d'Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis ont fait leur entrée au pays. Leur intervention s'inscrit dans le cadre du mandat du Bouclier de la péninsule, le bras armé du Conseil de la coopération du Golfe (GCC), un organisme régional qui regroupe six pays arabes de la région. Professeur au Collège des forces canadiennes de Toronto, Pierre Pahlavi note que la décision de l'Arabie Saoudite d'envoyer des effectifs militaires est en quelque sorte un pied de nez à l'Iran, un de ses principaux ennemis dans la région ainsi qu'un message à sa propre minorité chiite. «Les Saoudiens sont inquiets en regardant la situation au Bahreïn. Si les chiites y font des gains, ça pourrait inspirer un soulèvement chez eux», note le spécialiste des études de la défense.

Q: Comment l'Iran a-t-il réagi?

R: Hier, les ambassadeurs saoudien, suisse (représentant les États-Unis) et bahreïni à Téhéran ont été convoqués par le ministère des Affaires étrangères de l'Iran. «L'entrée des troupes saoudiennes à Bahreïn ne fera que compliquer davantage la situation et transforme la crise intérieure bahreïnie en une crise régionale», a dit l'Iran aux diplomates. Pour protester contre la déclaration iranienne, le Bahreïn a retiré son ambassadeur de Téhéran.

Q: Cette crise pourrait-elle se transformer en conflit armé régional?

R: «Je doute que les Iraniens soient assez fous pour créer une confrontation armée directe avec les pays du GCC. Militairement, l'Iran est beaucoup plus faible», note Pierre Pahlavi. «Une invasion arabe de l'Iran serait possible, mais les Iraniens ont déjà promis un Vietnam à la puissance 10 dans un tel cas», ajoute l'expert. Selon lui, le scénario le plus probable est celui du conflit «par procuration». Les Iraniens sont devenus experts de ce genre de confrontation, notamment en soutenant le Hamas en Palestine et le Hezbollah au Sud-Liban. Au Bahreïn, on voit déjà l'ébauche de cette lutte par procuration avec l'intervention des troupes saoudiennes et les encouragements de l'Iran aux manifestants chiites.