Nous attendions depuis des jours. L'appel est venu hier après-midi. «Rendez-vous à la frontière, nous allons vous faire passer en Libye. Tout de suite.» Nous bouclons nos valises en vitesse. Calepins, ordinateurs, vestes pare-balles. Nous sommes prêts.

À la frontière, c'est le chaos. Les représentants du régime sont au rendez-vous, entourés d'hommes qui chantent et hurlent à la gloire de Mouammar Kadhafi. Ils barrent la route de mon traducteur tunisien. Nous sommes une poignée de journalistes, tous dépassés par les événements. Ces hommes ne parlent que l'arabe. Ils confisquent nos passeports, nous bousculent, nous pressent de monter à bord de leurs voitures.

Deux ou trois journalistes ont accepté l'offre, sans savoir où on les amenait ni pour combien de temps. Les autres ont écouté leur instinct et sont restés en Tunisie...

Les lecteurs de La Presse n'auraient probablement pas beaucoup gagné de cette visite guidée et très contrôlée des villes de l'ouest de la Libye. Il s'agissait d'une opération de propagande évidente, que nous avions considérée, faute de mieux.

Depuis le début de l'insurrection, le 17 février, presque aucun journaliste ou travailleur humanitaire n'a eu libre accès à cette région. Les villes situées entre la frontière tunisienne et Tripoli sont totalement coupées du monde extérieur. Ce sont pourtant elles qui ont le plus besoin d'aide.

MSF bloqué en Tunisie

Coincé depuis près de deux semaines en Tunisie, Ivan Gayton cache mal sa frustration. Coordonnateur des urgences pour Médecins sans frontières (MSF), ce Canadien a tenté par tous les moyens de convaincre le régime d'autoriser l'accès à l'ouest du pays à deux équipes chirurgicales spécialisées dans le traitement des blessures de guerre. En vain.

Depuis deux semaines, il supplie les douaniers, le régime à Tripoli, les ambassades libyennes toujours fidèles à Kadhafi. Rien n'y fait. «Ce que les autorités nous disent depuis le début, c'est qu'il n'y a pas de crise, pas de violences, et qu'on n'a pas besoin de nous», fulmine cet ancien Montréalais.

Or, les médecins de la région joints par M. Gayton et son équipe racontent une tout autre histoire. «Ils nous disent que les besoins sont énormes. Il y a des centaines de blessés. Des gens meurent parce que les hôpitaux n'ont pas l'équipement adéquat pour les soigner. Cet équipement, nous l'avons. Quinze tonnes de matériel opératoire. Mais ça ne sert à rien en Tunisie.»

Comme la presse mondiale, MSF et d'autres organismes humanitaires ont des équipes à Benghazi et dans l'est du pays, contrôlé par les insurgés. Là-bas, l'aide afflue, et les besoins sont relativement limités, selon M. Gayton. Mais les hôpitaux de l'Ouest, mal préparés pour répondre à une telle urgence, ne peuvent compter que sur eux-mêmes.

«Les unités de soins intensifs croulent sous la pression. Les médecins sont débordés. Ils travaillent 20 heures par jour et n'arrivent pas à voir tous les patients», dit M. Gayton. Ce colosse en a vu d'autres - Darfour, Sri Lanka, Rwanda, etc. -, mais les échos qui lui parviennent de la Libye l'inquiètent au plus haut point. «Ce n'est pas un jeu, ce qui se passe là-bas. C'est très sérieux.»

Versions contradictoires

Autour de Tripoli, plusieurs villes sont en état de siège. À Zaouïa, d'intenses combats auraient fait au moins 30 morts depuis trois jours. Des chars d'assaut encerclent la ville, prêts à lancer une nouvelle offensive contre les insurgés. «C'est terrible. Il y a des tirs jour et nuit. Taratatatata! J'ai vu des corps dans la rue», dit Kanadi Owsu, Ghanéen qui a fui Zaouïa samedi soir.

L'ONU se dit «extrêmement préoccupée» par la situation dans l'Ouest. Une équipe y entrera «aussitôt que la situation le permettra». Pour sa part, l'Union européenne a exhorté le régime de permettre aux travailleurs humanitaires d'entrer en Libye.

Il est toutefois difficile de se faire un portrait juste de ce qui se passe au-delà du poste-frontière libyen. Les téléphones portables fonctionnent mal, l'accès à l'internet semble avoir été coupé par le régime, et les témoignages des Libyens qui passent en Tunisie varient beaucoup, quand ils ne sont pas carrément contradictoires.

«Il n'y a pas d'informations, pas de certitudes», dit Tarek Ben Ali, de l'Organisation internationale pour les migrations. «C'est le black-out total. On entend des coups de feu et on ne sait pas de quoi il s'agit. Des Libyens me disent que c'est calme, d'autres me disent que les forces de Kadhafi sont en train de détruire leurs villes.»

En effet, les Libyens interrogés hier matin à la frontière semblaient vivre dans deux pays différents, selon leur allégeance. Les pro-Kadhafi, qui n'hésitaient pas à donner leur nom, affirmaient que toute la région était calme et appuyait le dictateur. Les autres parlaient, sous le couvert de l'anonymat, d'un climat de peur et de lourde tension.

La Libye est un État policier où tout le monde espionne tout le monde et où chacun vit dans une paranoïa absolue depuis quatre décennies. Interroger un Libyen en présence de ses compatriotes ne donne souvent guère de résultats.

Un homme de Zouara, à 50 kilomètres de la frontière, nous a tout de même confié que toute sa ville rêvait de la chute du dictateur. «Mais les gens ne peuvent pas parler. Ils ont peur. Pour venir à la frontière sans problème, j'ai été obligé d'emporter avec moi un drapeau vert du régime. Je vais l'utiliser pour laver mes vitres.»