Une jeune Égyptienne rencontrée hier m'a raconté comment les policiers avaient l'habitude de l'arrêter sur la route et de la harceler alors qu'elle n'avait rien à se reprocher. Parfois, c'était pour la draguer. Parfois, sans raison évidente.

Même si elle possède aussi la nationalité française, la jeune femme se faisait un devoir de ne montrer que ses papiers égyptiens. Elle en avait pour des heures de démêlés avec les autorités.

Alors, elle a fini par se rabattre sur son identité française. Et là, comme par magie, les policiers l'accueillaient à coups de «Welcome to Egypt»...

La veille, un employé de banque m'a raconté qu'il ne gagnait que 3000 livres égyptiennes par mois, soit 500 dollars. Le plus choquant, c'est qu'un de ses collègues, qui fait exactement le même boulot, en gagne 8000. Il faut dire qu'il a de bons contacts...

Ces deux histoires illustrent à la fois les raisons qui ont alimenté la révolution égyptienne - et l'immensité de la tâche qui attend ce pays, maintenant qu'Hosni Moubarak a fait ses valises.

Tous le disent: le régime de corruption et de privilèges a atteint des sommets inégalés au cours des dernières années. Le fossé entre les riches et les pauvres a pris des proportions scandaleuses. Le politicologue Ali Dergham, qui a servi comme conseiller du premier ministre au milieu des années 2000, affirme que, depuis quelques années, l'État ne fonctionnait pratiquement plus, et ne reposait plus que sur son appareil répressif. Une autre jeune Égyptienne m'a dit: «La corruption, c'est comme une toile d'araignée, elle est partout.»

Vendredi, les Égyptiens ont arraché le coeur de cette toile. Mais comment enlever tous les fils? Et comment faire en sorte que la formidable énergie qui a fait tomber Hosni Moubarak permette maintenant de construire ce pays nouveau dont tout le monde rêve? Et puis, par où commencer?

En absence d'un leader charismatique, la priorité, selon Ali Dergham, c'est de regrouper des gens autour d'un projet commun et de former un nouveau parti politique qui pourra incarner les idéaux de la place Tahrir. Tâche à laquelle il s'est d'ailleurs déjà attelé.

Encore faut-il éviter que des tas de gens ne décident de faire pareil, chacun de son côté - ouvrant la voie à la seule force organisée actuellement, celle des Frères musulmans.

Menace intégriste?

Parlons-en, des Frères musulmans. Selon la version officielle, la dictature qui a été infligée aux Égyptiens les a protégés contre la chape de plomb religieuse des intégristes.

La personne qui m'a permis de retourner cette grille de lecture à l'envers ne peut pas être soupçonnée de sympathies islamistes. Hoda Badran préside l'Alliance des femmes égyptiennes. Elle ne veut rien savoir du voile islamique ni de la charia. Et elle est convaincue que la démocratie aidera les femmes à se libérer de l'emprise religieuse.

Selon elle, le régime Moubarak, tout en réprimant les Frères musulmans, leur donnait assez de marge de manoeuvre pour les laisser répandre leur idéologie. Parce que cela servait ses fins.

Un exemple? Les nombreuses émissions religieuses à la télé qui disaient aux gens de ne pas se préoccuper de leur condition terrestre et de penser à leur vie éternelle. «Le discours était devenu irrationnel, j'ai entendu des gens dire que les classes sociales relèvent de la volonté de Dieu», déplore Hoda Badran. Une aubaine pour les privilégiés du système...

Lors d'élections passées, les Frères musulmans ont été la seule force d'opposition autorisée à faire élire des candidats au Parlement. Voter pour eux, c'était la seule manière de dire non au régime. Des élections démocratiques donneraient plus de choix aux électeurs. Et des tas de gens qui n'ont jamais voté auparavant se rendraient aux urnes. Quant aux jeunes qui, faute d'autres possibilités, sont attirés par le discours religieux, ils auraient plein d'autres voies à explorer.

Bref, selon Hoda Badran, le meilleur antidote à l'intégrisme, c'est encore la démocratie.

Cela dit, les Égyptiens pourront tester très bientôt l'influence des islamistes. L'armée a annoncé hier qu'un projet de réforme constitutionnelle serait soumis à un référendum. La Constitution actuelle prévoit que l'islam est la religion de l'Égypte et que les lois égyptiennes prennent leur source dans la charia.

Hoda Badran et Ali Dergham aimeraient voir disparaître ces clauses. Y arriveront-ils? «C'est à nous à nous organiser en conséquence», dit Mme Badran.

Pauvreté

Les autos ont beau avoir repris leurs droits sur la place Tahrir, le génie de la contestation ne veut plus rentrer dans sa bouteille. Hier, les employés de la Banque nationale de développement ont tenu des manifestations devant plusieurs succursales du centre-ville. Ils réclament des hausses salariales.

De telles manifestations risquent d'éclater un peu partout au cours des semaines qui viennent, dans ce pays où certains ne gagnent que 15 dollars par mois. Mais d'où viendra l'argent pour élever les salaires à un niveau acceptable?

«L'Égypte n'a pas de problème de richesse, elle a un problème de redistribution d'argent», fait valoir Hoda Badran, qui se réjouit que la Suisse ait gelé les comptes d'Hosni Moubarak: il y a là de quoi augmenter les revenus de bien des gens.

Et de bons salaires, c'est encore le meilleur moyen de combattre la corruption. Ça ne se fera pas du jour au lendemain. Mais ce n'est pas impossible.

Et l'armée?

Un manifestant croisé hier s'inquiétait de voir que des ministres du régime Moubarak étaient restés en poste et que la réforme constitutionnelle restait très floue. Il se méfiait de l'armée. Et il avait la ferme intention de revenir camper place Tahrir.

Puis, l'armée a annoncé la dissolution du Parlement et le processus de réforme constitutionnelle. Et le jeune homme est rentré chez lui.

Il faut dire, enfin, qu'après avoir fait tomber leur dictateur, les Égyptiens ont le sentiment que plus personne ne peut les berner. Quand j'ai parlé de la menace militaire au journaliste Gamal Zayda, il m'a répondu: «Vous savez, maintenant, tout le monde sait où est la place Tahrir...»