Après la Tunisie et l'Égypte, la Jordanie sera-t-elle le prochain pays arabe à basculer dans la tourmente? Ces jours-ci, le régime du roi Abdallah II multiplie les gestes d'ouverture vers une population exaspérée par les difficultés financières, la corruption et les atteintes aux libertés. L'heure est à la trêve, mais la situation pourrait se corser, explique notre envoyé spécial.

Lorsqu'on lui demande comment vont les affaires, Mohammed Fazan Masser n'y va pas par quatre chemins: «Très mal. Personne n'achète», lance l'homme de 30 ans en montrant la boucherie familiale, totalement déserte. Son employé égyptien, inactif, confirme la chose d'un sourire embarrassé.

Les carcasses d'agneaux suspendues dans l'entrée du commerce, dans un quartier populaire d'Amman, ne suscitent aucun intérêt de la part des passants, au grand désespoir du propriétaire des lieux, qui accuse les prix qui montent, les salaires qui stagnent et les taxes trop élevées.

«La viande fait partie des denrées de base, mais les gens n'ont plus les moyens de s'en payer. Même les riches se serrent la ceinture. Beaucoup de monde se sent étranglé et en colère», note Mohammed, qui aimerait bien voir le régime en faire plus pour soulager les maux de la population.

«Le roi fait ce qu'il peut, mais il n'y a pas beaucoup d'argent à distribuer. La Jordanie n'est pas un pays riche. Il n'y a pas de gaz, pas de pétrole», souligne-t-il avec dépit.

Besoin de réformes

À quelques kilomètres de là, dans une coopérative alimentaire subventionnée par l'État, les habitants se pressent pour acheter des denrées de base à bas prix.

Bien que l'endroit soit, en principe, réservé aux familles de militaires, les contrôles ont été largement relâchés pour permettre au plus grand nombre d'en profiter. «Tout le monde vient ici», confirme Eman Ali, 44 ans, venue avec son mari chercher des oeufs, de l'huile, du pain, etc. Les économies réalisées font une différence pour le couple, qui a cinq enfants.

«Nous sommes tous les deux enseignants. Alors nous ne sommes pas très riches. Nos salaires nous permettent à peine de surnager», souligne Mme Ali. Comme tous les fonctionnaires de l'État, leur salaire de 400$ par mois a été augmenté de 30$, mais «ça ne fait pas une grande différence», dit Mme Ali.

Au centre commercial al-Baraka, un établissement de luxe où l'on trouve des produits occidentaux haut de gamme, les affaires sont aussi lentes. Le personnel est largement plus nombreux que les clients. Majda, élégante résidante d'Amman âgée de 53 ans, est venue prendre un café avec sa fille, récemment rentrée au pays après un long séjour à l'étranger. Elle aussi peste contre la hausse des prix et confie, dans un murmure, qu'elle aimerait bien voir la population protester plus énergiquement.

«Au Proche-Orient, nous avons besoin de réformes, de plus de libertés. Il faudrait que l'on ait le droit de parler et que l'on puisse trouver un emploi sans piston», dit-elle.

Premier ministre limogé

Le mécontentement de la population jordanienne a débordé publiquement en janvier lorsque des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour réclamer de meilleures conditions de vie et plus de libertés.

En vue de désamorcer la crise, le gouvernement a rapidement débloqué plus de 150 millions de dollars pour faire baisser le prix des denrées de base et majorer les salaires des fonctionnaires.

L'effort n'est pas sans conséquence pour le pays, qui reste à flot en partie grâce à une aide annuelle de plus de 600 millions de dollars des États-Unis. Des mesures d'austérité adoptées l'année dernière pour tenter d'équilibrer les comptes ont exacerbé les tensions.

Voyant que les manifestations continuaient, le roi Abdallah II a fait un pas de plus en limogeant la semaine dernière le premier ministre et son équipe, englués dans des histoires de corruption qui cristallisent l'indignation populaire. Il a reconnu, à cette occasion, que le processus de réformes démocratiques promis par le passé s'était ralenti, «ce qui a fait perdre à la nation de nombreuses occasions de progresser».

Le roi a confié au nouveau premier ministre, Maarouf Bakhit, qui doit annoncer la composition du prochain gouvernement d'ici à jeudi, la tâche de «prendre des mesures pratiques, rapides et tangibles» pour réformer la vie politique et transformer l'économie.

Les Frères musulmans, qui forment la principale force d'opposition, ont annoncé dimanche qu'ils avaient refusé de participer au nouveau gouvernement. Le groupe tient chaque vendredi des manifestations qui demeurent, pour l'heure, d'une ampleur très limitée.

Le secrétaire général de l'organisation a prévenu qu'il n'accepterait de prendre part au gouvernement qu'après que de nouvelles élections auront permis de former un Parlement véritablement représentatif des aspirations populaires.

L'heure est à la trêve

Fahed Kheitan, analyste politique du journal Al-Arab Al-Youm, d'Amman, pense que le régime, par ses promesses, a réussi à instaurer une «trêve» avec la population.

Il reste à voir si ces promesses seront tenues. Selon M. Kaitan, le roi, qui conserve la main haute sur la vie politique du pays, souhaite véritablement confier plus de pouvoirs au Parlement mais il se heurte à la résistance «de hauts responsables» peu intéressés par de profonds changements.

Un câble diplomatique américain révélé récemment par WikiLeaks relevait que les tentatives de réforme passées ont été freinées par les chefs tribaux, soutien traditionnel du régime, mais aussi par des responsables de l'armée, des services de renseignement et des bureaucrates qui profitent «d'une part disproportionnée du système».

Le remplacement du premier ministre ne suffit pas en soi à démontrer la volonté de réforme, prévient Ziad Abu-Rish, spécialiste jordanien de l'histoire du Proche-Orient établi en Californie.

Le limogeage de premiers ministres et de leur cabinet, tout comme les promesses de libéralisation, «ne représente rien de neuf dans la réaction du régime jordanien aux mobilisations populaires». Seule une infime fraction des réformes annoncées depuis 20 ans ont «fondamentalement» changé quelque chose aux problèmes économiques et politiques du pays, indique-t-il.

Pas comme l'Égypte

M. Abu-Rish souligne que la mobilisation populaire est encore bien loin de ce qu'on a pu observer en Tunisie ou en Égypte et que les demandes de changements ciblent d'abord et avant tout le gouvernement, non la monarchie.

Oraib Rantawi, directeur du centre d'études politiques Al-Qods, note que le régime jordanien a suffisamment réagi jusqu'à maintenant pour éviter une contestation à grande échelle.

Il pense par ailleurs que les clivages ethniques limitent la possibilité d'un vaste soulèvement populaire en Jordanie. Les populations tribales entretiennent des relations tendues avec les personnes d'origine palestinienne établies de longue date dans le pays, ce qui limite les convergences de vue.

«Il est plus difficile d'organiser un vaste soulèvement si la société est profondément divisée», note M. Rantawi, qui estime néanmoins que de véritables réformes sont incontournables. «Le roi peut nommer un, deux ou trois gouvernements mais, si le résultat est toujours le même, la population va perdre confiance dans le régime», prévient-il.

Population: 6,4 millions de personnes

Superficie : 89 342 kilomètres carrés

Langue dominante : arabe

Composition religieuse : musulmans sunnites (92%), chrétiens (6%), autres (2%)

Espérance de vie : 72 ans pour les hommes, 76 ans pour les femmes

Revenu par habitant : 3740$