Couvre-feu au Caire? Pas pour les dizaines de milliers de manifestants qui ont défié les autorités, lundi, et campé sur la place Al-Tahrir pour la sixième journée consécutive de manifestations contre le régime d'Hosni Moubarak. Et ils pourraient être beaucoup, beaucoup plus nombreux aujourd'hui dans les rues de la capitale égyptienne, d'Alexandrie et d'ailleurs, pour la «marche des millions». Lundi, l'armée égyptienne a fait une déclaration éclatante: les revendications du peuple sont «légitimes» et elle ne fera pas usage de la force à l'occasion de ces marches géantes. L'annonce d'un nouveau gouvernement n'a pas calmé la colère de la rue. Les États-Unis ont pris de prudentes distances, Israël s'est inquiété du rôle des mouvements islamistes. En soirée, le vice-président Omar Souleimane a annoncé avoir été chargé d'ouvrir un dialogue immédiat avec l'opposition «autour de toutes les questions liées à la réforme constitutionnelle et législative». Mais les Égyptiens veulent plus. «Je regarde tomber Moubarak et c'est le jour le plus important de ma vie», a confié l'un d'eux à notre envoyée spéciale.

Petit matin frisquet au Caire. Hier, la ville s'est réveillée engourdie par le froid. Dans un café, les hommes fumaient le narguilé ou serraient leur verre de thé dans leurs mains pour se réchauffer. Un chat efflanqué se faufilait entre les déchets. À chaque extrémité de la rue, des blindés, rappel brutal de la révolution inachevée.

La même question était sur toutes les lèvres: le président Hosni Moubarak va-t-il tomber?

Pendant que les manifestants réclamaient sa tête, Moubarak serrait la vis. Hier, le couvre-feu a débuté une heure plus tôt, soit à 15h, alors que le soleil était encore haut dans le ciel, et la chaîne de télévision arabe Al-Jazira a été chassée du pays. Moubarak ne voulait plus voir les images qui tournaient en boucle jour après jour: des milliers de manifestants qui réclament son départ, l'Égypte qui brûle.

Al-Jazira avait installé ses locaux au cinquième étage d'un vieil immeuble du centre-ville. Hier, l'étage était désert, la porte verrouillée. À côté, une grande affiche placardée sur la porte de la Cairo News Company annonçait: «Toute collaboration avec la chaîne Al-Jazira est terminée. Les bureaux sont fermés.»

Plus loin, devant l'hôtel Hilton, six journalistes d'Al-Jazira étaient encadrés par des militaires. Leurs passeports, leurs cellulaires et leur matériel avaient été confisqués. Arrêtés? «Non, a répondu le commandant militaire, c'est une enquête amicale. Nous allons effacer toutes leurs images.»

Amicale? Vraiment?

Le commandant m'a fait signe de circuler.

Le gérant du Hilton, l'oreille collée à son cellulaire, était dans tous ses états. Il accueille à peu près tous les journalistes étrangers. Son hôtel se trouve à cinq minutes de marche de la place Al-Tahrir, haut lieu de la contestation. Dans une ville où la circulation est un perpétuel cauchemar, c'est l'aubaine du siècle.

«Les militaires entrent dans votre hôtel et arrêtent des journalistes?» lui ai-je demandé.

«Mais non, pas du tout!» a-t-il protesté.

Un peu plus loin, une cinquantaine d'Égyptiens s'entassaient dans un café. Les chaises, jetées pêle-mêle, avançaient jusqu'au milieu de la rue. Les hommes fixaient religieusement la télévision installée au fond du café. Ils regardaient Al-Jazira. Le propriétaire avait réussi à pirater le signal. L'écran projetait l'image des manifestants de la place Al-Tahrir. Pourtant, elle n'était qu'à un coin de rue du café. Peu importe, les gens restaient là, cloués sur leurs chaises, hypnotisés par les images transmises par la chaîne bannie.

Pendant qu'Al-Jazira pliait bagage, la place Al-Tahrir commençait à accueillir ses premiers manifestants. Vers 10 h, l'endroit était calme. Et rempli de barbus. Les Frères musulmans, absents au début des manifestations, essaient de récupérer la vague de mécontentement. Ils se relaient, nuit et jour, sur la place Al-Tahrir.

Les Frères musulmans, organisation panislamiste créée en 1928, constituent la principale force d'opposition en Égypte. Leur programme: renaissance de l'islam, lutte contre l'influence occidentale, instauration de la charia.

Ils ont été pris de court par l'immense soulèvement populaire qui déferle sur le pays depuis sept jours.

«Cette révolution a été lancée par les jeunes, affirme Nabil Omar, chroniqueur et rédacteur en chef du journal Al-Ahram. Ils ont utilisé Facebook et Twitter pour se donner rendez-vous le 25 janvier, place Al-Tahrir. Le but: se débarrasser de Moubarak et être libres. Enfin libres. Personne ne peut réclamer la paternité de cette révolution, qui n'a pas de leader, surtout pas les Frères musulmans. C'est la révolution des jeunes, de l'internet et de la colère.»

Mais les Frères musulmans, qui flairent la fin du régime Moubarak, s'organisent. Sur la place Al-Tahrir, ils scandaient le slogan à la mode: «Dégage, Moubarak! Dégage!»

Kamal Ezz Al-Arab surveillait la manifestation d'un oeil vigilant. C'est un frère musulman. C'est lui qui m'a expliqué le système de relais. La stratégie: occuper le terrain. D'abord et avant tout. Pas question de laisser cette révolution leur filer entre les mains.

«Si vous prenez le pouvoir, allez-vous fonder une république islamiste?

- Non, a-t-il répondu avec une extrême prudence. Nous voulons un gouvernement civil, ni religieux, ni militaire.»

La révolution suit son cours. Dans la rue, des groupes d'une cinquantaine de personnes, hommes et femmes confondus, défilent en scandant des slogans et en brandissant des pancartes. Ils convergent vers la place Al-Tahrir. Dans les cafés, les hommes parlent contre Moubarak en sirotant leur thé et en fumant le narguilé. Tous souhaitent la chute de Moubarak avec une ferveur presque religieuse.

Comme Adel Hassouna, 46 ans, agent de bord à Egypt Air, un homme tranquille qui n'a jamais pensé qu'un jour il ferait la révolution. «Je regarde Moubarak tomber et c'est le jour le plus important de ma vie. Le jour où je pourrai lui dire: «Je ne peux plus te supporter. Dégage!»»

Les manifestations qui bouleversent Le Caire laissent des traces, les pénuries commencent à se faire sentir. Des files d'automobilistes s'étirent devant les postes d'essence et les gens s'arrachent les galettes de pain avant même qu'elles soient sur les étals. Presque tous les magasins sont fermés.

Pas facile, la révolution.

Un mot d'ordre traversait la ville hier: rendez-vous demain à la place Al-Tahrir. Combien de gens s'y rendront? Un million, prédit la rumeur. Privé de l'internet, Le Caire a renoué avec le bouche à oreille.

Moubarak survivra-t-il à cette nouvelle démonstration de force?

Les avis divergent. «Moubarak ne tombera pas, croit Fathy El-Sbaey, directeur de banque. C'est ce que revendiquent les manifestants, mais les Égyptiens continuent d'appuyer leur président. Le pays a besoin de stabilité.»

Le chroniqueur Nabil Omar n'est pas d'accord. Pas du tout. Il déteste Moubarak à s'en confesser. Selon lui, il a fait son temps. «Il est corrompu jusqu'à la moelle et il veut que son fils, Gamal, lui succède. Les Égyptiens ne veulent plus de lui. Le monde change, Moubarak ne peut pas arrêter le temps. C'est l'armée qui tient le sort du pays entre ses mains. Si elle soutient Moubarak, il reste. Si elle refuse de tirer sur le peuple, il devra partir.»

Le bureau de Nabil Omar est un capharnaüm, un peu à l'image du pays, qui est sens dessus dessous. Des livres pêle-mêle, des papiers qui ensevelissent la table et la clameur de la rue qui filtre à travers les stores défraîchis. Cette rumeur qui aura peut-être raison de Moubarak.