«Grand goût.» Les Haïtiens crient leur faim en créole. Ils ont l'habitude de manger du riz matin, midi et soir. Du riz bon marché, importé des États-Unis. Mais depuis la flambée mondiale du prix des produits alimentaires, il est devenu trop cher. Et le riz local? Encore plus cher. Autopsie d'une crise annoncée dans le pays le plus pauvre des Amériques.

Dans sa maisonnette faite de paille et de boue séchée, Marie Luc n'a pas de garde-manger. Même si elle en avait un, la mère de six enfants n'aurait rien à y mettre.

 

Les autres habitants du village ne peuvent l'aider. Ces temps-ci, personne à Baromètre, village rural de 300 familles près de Saint-Marc, n'a de réserve de riz ni même d'huile à cuisson. Personne.

Une seule chose égaie sa bicoque: un collier de fleurs jaunes en plastique suspendu au plafond. Mais le plastique ne se mange pas.

La mère de famille de 38 ans cultive pourtant du riz au coeur de la vallée de l'Artibonite, le «grenier d'Haïti». Ses enfants travaillent aussi aux champs de 6h le matin à 16h, sauf le dimanche. Ils n'ont pas de tracteur. La pioche est leur seul outil.

Comme pour la majorité des paysans haïtiens, les terres sur lesquelles Marie Luc et ses enfants s'échinent ne leur appartiennent pas. Et ils ne peuvent se permettre de les laisser en jachère.

En temps normal, les deux hectares loués à un grand propriétaire leur permettent à peine de survivre. Mais quand la nature se déchaîne, rien ne va plus.

Insécurité alimentaire aggravée

De la mi-août à la mi-septembre, les pluies tombées dans le sillage des ouragans Fay, Gustav, Hanna et Ike ont ravagé le pays le plus pauvre des Amériques. Les récoltes ont été compromises. Et la prochaine récolte de riz est seulement en avril.

Une augmentation des cas de famine et de sous-alimentation est à prévoir durant les mois à venir si les paysans ne reçoivent pas d'aide pour retourner à leurs champs, selon un récent rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO).

Aujourd'hui, 3,3 millions de personnes vivent une insécurité alimentaire de modérée à grave dans ce pays de 8,5 millions d'habitants, indique le Centre national de la sécurité alimentaire. Cela représente une augmentation de 15% depuis la mi-août.

Avant le passage des ouragans, Haïti était déjà le pays le plus durement touché en Amérique par la flambée mondiale des prix des produits alimentaires. Ici, plus de 70% des gens vivent avec moins de 2$ par jour.

Marie Luc est incluse dans cette froide statistique. La mère de famille à qui il manque plusieurs dents était sur le point de récolter le riz. À la place, elle récolte la misère. Sa plus jeune, Masli, 4 ans, se plaint de maux de ventre. «Grand goût», dit-elle en désignant la fillette. Cette expression en créole signifie: avoir faim.

Même le bòkò du village, Siméon Marius, semble dépassé. Le sorcier vaudou a envoyé ses propres enfants chez des parents à Saint-Marc. Son bout de terre n'a pas été épargné. «Je ne suis pas assez fort pour arrêter les pluies. Seul Dieu peut le faire», dit-il, assis sous un arbre avec une dizaine d'autres hommes.

La réserve de riz du village - une quarantaine de sacs de 50 kg (110 livres) stockés au moulin - a aussi été inondée. «On ne pourra pas le vendre. Il n'est plus bon. On va le manger pour ne pas mourir de faim», dit l'un d'eux, Noël Saint-Siméon.

Personne ne sait au village où trouver l'argent pour acheter de nouveaux engrais et des semences en vue de la prochaine récolte.

Marie Luc avait réuni de peine et de misère les 8000 gourdes (200$ CAN) nécessaires pour payer une année d'«affermage», location à long terme de ses hectares. La mère de famille illettrée s'était aussi endettée auprès d'un usurier pour payer les semences perdues dans les inondations. Taux d'intérêt: 100%. Si elle ne peut pas rembourser, elle devra remettre la moitié de sa prochaine récolte. Cela lui fera plus mal encore.

Terres volées, politiciens corrompus

Depuis ces désastres naturels, le gouvernement haïtien promet de soutenir la production locale. Mais Édouard Vieux, propriétaire des terres louées aux paysans de Baromètre, n'y croit pas.

L'histoire des Vieux est intimement liée à celle d'Haïti, un pays miné par l'instabilité politique et la corruption endémique. Cette riche famille possédait 4000 hectares de terres dans la vallée de l'Artibonite. Mais à la fin des années 50, le dictateur François Duvalier leur a tout ravi.

Édouard Vieux, aujourd'hui âgé de 79 ans, a vécu en exil pendant 30 ans à New York, Los Angeles et Montréal. À son retour, après la chute du fils Duvalier, Jean-Claude, le propriétaire terrien n'a retrouvé qu'une infime partie de son bien, soit 250 hectares.

Comble de malheur, on les lui a volés une deuxième fois. C'était il y a 12 ans, lors du premier mandat de l'actuel président René Préval. Ce dernier a alors lancé une réforme agraire pour redistribuer les hectares des grands propriétaires à des milliers de petits paysans.

La réforme s'est poursuivie sous son successeur, Jean-Bertrand Aristide. «Cette soi-disant réforme agraire a détruit l'agriculture en Haïti. Les hommes de main de Préval et d'Aristide ont remplacé mes paysans par des nouveaux, amis du pouvoir», raconte le vieil homme amer.

Au départ en exil d'Aristide en février 2004, Édouard Vieux a récupéré ses 250 hectares. Depuis, ses paysans et lui n'ont pas beaucoup amélioré leur sort. Si Édouard blâme les politiciens pour ses malheurs, son fils, Max, est en colère contre les Américains. «La concurrence est déloyale», dit l'homme dans la jeune quarantaine.

Habitudes alimentaires chamboulées

Le riz américain subventionné a déferlé sur le pays le plus pauvre d'Amérique à la fin des années 80. Presque au même moment, l'État haïtien a instauré les taxes sur les importations les plus basses du continent. Résultats: les importations ont tué le riz local. En plus de changer les habitudes alimentaires du peuple.

En 30 ans, la consommation de riz a doublé pour atteindre 400 000 tonnes par an. La fédération américaine du riz a réalisé des ventes de 111,5 millions US ici l'an dernier. Haïti est son quatrième principal marché.

«On était le marché idéal. Un pays près des États-Unis et très pauvre. Les Américains nous ont rendus accros au riz en écoulant leurs surplus à bon marché», critique le directeur général de l'Organisme de développement de l'Artibonite, Josapha Vilna. Cet organisme gouvernemental a la mission de gérer l'agriculture et le bien-être des habitants du «grenier» d'Haïti.

Ce constat rend la nouvelle première ministre d'Haïti, Michèle Pierre-Louis, nostalgique. «Jusqu'à il y a 25 ans, on mangeait de tout: du petit mil, du maïs, la banane, les patates. Du riz, on en mettait sur la table seulement une ou deux fois par semaine», raconte-t-elle. Aujourd'hui, les Haïtiens mangent du riz matin, midi et soir.

La survie d'Haïti passe par un retour aux cultures traditionnelles, croient les experts.

La culture du riz n'est pas une activité économique rentable au pays, ajoute M. Vilna. Cette culture nécessite de grandes quantités d'engrais et d'eau, en plus d'un entretien régulier des canaux d'irrigation. Or, ces canaux ont été négligés comme toutes les autres infrastructures du pays depuis la chute des Duvalier.

«Plusieurs ingénieurs agronomes ont scandé qu'il fallait faire pousser autre chose, mais le paysan en mode survie est réticent au changement. Pieds nus, sans chemise, il va continuer à cultiver du riz», explique le directeur général de l'Organisme de développement de l'Artibonite.

Pieds nus, sans chemise, Marie Luc et ses six enfants vont continuer à cultiver du riz. «On ne sait pas quoi faire d'autre», dit cette mère, en prenant dans ses bras Masli, prise de nouveaux maux de ventre.