Gao, ville de 100 000 habitants perdue dans le Sahara. Lorsque les islamistes purs et durs du Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest l'ont conquise, ils ont demandé aux médecins de les aider à couper les mains des voleurs. Ils ont refusé. Les amputations ont tout de même eu lieu. Les islamistes amenaient ensuite les mutilés à l'hôpital. Un médecin témoigne. Histoire d'un long cauchemar.

Lorsque le redoutable chef de la police islamiste, Ali Touré, est venu voir le Dr Aziz Maïga pour lui demander de l'aider à couper les mains des voleurs, il a refusé. Pas question de faire des amputations et de participer à des châtiments corporels.

Le Dr Maïga était horrifié par la demande de Touré. Quand l'homme est venu le voir à l'hôpital, il était armé et il l'a menacé. C'était en août 2012, à Gao, ville du nord du Mali perdue dans l'immensité du Sahara.

Gao a vécu sous le joug du Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO) pendant 10 mois, 10 longs mois où la population a été la victime silencieuse du délire religieux des islamistes.

Le MUJAO, groupe issu d'une scission avec Al-Qaïda, régnait par la terreur: flagellations, amputations, emprisonnements, humiliations publiques.

Gao vivait le même cauchemar que Tombouctou qui était tombé sous la coupe d'Ansar Dine, un autre groupe d'islamistes qui entretient des liens nébuleux avec Al-Qaïda.

Gao et Tombouctou, deux villes abandonnées par le gouvernement malien. L'armée était trop faible pour chasser les islamistes qui contrôlaient le nord du pays. Aucun journaliste ne pouvait s'y rendre pour témoigner des exactions du MUJAO et d'Ansar Dine. À la fin du mois de janvier, les islamistes ont été chassés par les armées française et malienne. Depuis, les témoignages affluent.

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Le chef de la police islamiste, Ali Touré, a donc demandé au Dr Aziz Maïga, responsable du service de chirurgie de l'hôpital de Gao, de l'aider à amputer les mains et les pieds des voleurs. Il voulait que le médecin l'accompagne à la place de l'Indépendance, renommée place de la Charia, pour anesthésier les condamnés et trancher leurs mains.

Les deux hommes ont eu une conversation surréaliste que le Dr Aziz m'a racontée, hier, lors d'une entrevue téléphonique.

La charia [loi islamique], c'est la voix de Dieu, a dit Ali Touré. On veut couper les mains des voleurs, mais on ne sait pas comment faire. Fais-le pour nous.

Je ne veux pas couper des mains qui ne sont pas malades! a protesté le Dr Aziz.

Tu n'as pas le choix, il faut exécuter la voix de Dieu. Si tu ne viens pas, ça veut dire que tu es contre Dieu.

Devant le refus obstiné du Dr Aziz, Ali Touré lui a alors demandé des conseils.

On veut couper avec des couteaux, mais on ne sait pas quelle sorte utiliser.

Mais on ne peut pas faire des amputations avec des couteaux, a répondu le Dr Aziz.

Alors viens avec nous, c'est toi qui vas couper.

Non, a répété le Dr Aziz.

Même si Ali Touré était armé, le Dr Aziz n'a pas cédé.

Quelques semaines plus tard, en septembre, le MUJAO a coupé la main droite et le pied gauche de cinq hommes - cinq voleurs - en utilisant un couteau de boucher. Après avoir sectionné les membres, le MUJAO a fait un garrot de fortune pour stopper l'hémorragie et amené les mutilés à l'hôpital dans leur pick-up.

Le Dr Aziz était sous le choc. Il était déchiré. S'il soignait ces hommes, le MUJAO continuerait les amputations, sachant que les médecins allaient ensuite les rafistoler. S'il ne faisait rien, les amputés mourraient au bout de leur sang.

«On était désespérés, raconte le Dr Aziz. Nous avions tous très peur du MUJAO.»

L'hôpital de Gao est administré conjointement avec le Comité international de la Croix-Rouge. Le Dr Aziz leur a demandé conseil. Que faire? Laisser ces hommes mourir? Ou les soigner et encourager le MUJAO dans ses boucheries?

La réponse de la Croix-Rouge a été sans équivoque: «Vous devez considérer ces hommes comme des blessés de guerre.»

Le porte-parole de la Croix-Rouge, Valery Mbaoh, confirme l'histoire du Dr Aziz. «Nous étions très préoccupés par les amputations et nous avons appuyé l'hôpital sans réserve, m'a-t-il expliqué. Nous devons prendre en charge toute personne qui vient à l'hôpital et qui a besoin de soins, sans exercer de discrimination.»

Les médecins ont donc pris les cinq hommes sous leur aile. «On a arrêté les saignements et réparé les moignons», explique le Dr Aziz.

Les amputations ont continué: deux en octobre, une en novembre, une en décembre. Que des mains coupées. Le même scénario se répétait: amputations publiques à la place de la Charia avec un couteau de boucher, plaies sanguinolentes, garrot de fortune, transport des suppliciés dans le pick-up du MUJAO jusqu'à l'hôpital, désarroi des médecins qui devaient soigner et recoudre.

Puis, plus rien. Les amputations ont cessé. Au total, neuf amputés à Gao. Et un à Tombouctou.

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Le cauchemar du Dr Aziz ne s'est pas arrêté aux amputations. Les membres du MUJAO se pointaient à l'hôpital à toute heure du jour et de la nuit avec leurs armes, leur pick-up et leur drapeau noir. Ils harcelaient le personnel et vidaient les réserves de médicaments.

«Ils étaient toujours à l'hôpital, explique le Dr Aziz. Ils y avaient même installé une base et nommé un ministre de la Santé qui passait le plus clair de son temps dans nos locaux.»

Le Dr Aziz Maïga a vécu des heures noires pendant les 10 mois où les islamistes ont dominé Gao. Aujourd'hui, il respire mieux, même si tout n'est pas fini. Le MUJAO n'a pas rendu les armes, il se bat contre les soldats français et maliens. Il a d'ailleurs revendiqué un attentat suicide vendredi, le premier dans l'histoire du Mali.

Le Dr Aziz prie Allah pour que le MUJAO ne reprenne pas le contrôle de la ville. Il ne pense pas qu'il pourrait survivre à un deuxième cauchemar.

Pour joindre notre chroniqueuse: mouimet@lapresse.ca