Barack Obama avait 9 ans quand il perdit son innocence. C'était à la bibliothèque de l'ambassade américaine de Jakarta, en Indonésie. En attendant sa mère, qui y enseignait l'anglais, le garçon feuilletait une pile de magazines Life.

La photo d'un homme en imperméable attira son attention. Il avait des cheveux crépus, des lèvres épaisses, un nez charnu. Mais sa peau était d'une étrange pâleur, comme si elle avait été vidée de son sang.

Barack se dit que l'homme était gravement malade, albinos, ou peut-être victime d'une irradiation. Mais non; il avait reçu un traitement chimique pour éclaircir sa peau. Des milliers de Noirs américains s'étaient soumis au même traitement, séduits par des publicités qui leur promettaient le bonheur, une fois devenus blancs.

«Je sentis la chaleur envahir mon visage et mon cou. Mon estomac se serra; les caractères devinrent flous», raconte Barack Obama dans ses mémoires, intitulés Les rêves de mon père.

Plus tard ce jour-là, il se planta devant le miroir de la salle de bains. «Est-ce que j'avais quelque chose d'anormal? Mais si j'étais normal, l'autre possibilité ne me faisait pas moins peur, la perspective que les adultes qui m'entouraient vivaient dans un monde de fous.»

Pour le jeune garçon, la lecture de cet article fut violente; «une attaque en embuscade». Elle modifia son regard sur le monde de manière définitive. Ce fut aussi le début d'une longue quête identitaire.

Djakarta

C'était en 1970. Barry, comme on l'appelait à l'époque, vivait à Jakarta depuis quatre ans. Il s'y était établi avec sa mère, Ann Dunham, et son beau-père, l'Indonésien Lolo Soetoro. Il avait appris à manger de la viande de chien (coriace), de la viande de serpent (encore plus coriace) et de la sauterelle grillée (croquante). Dans la cour, il y avait des cacatoès et des bébés crocodiles. Pour un enfant, c'était le paradis.

Mais Lolo avait changé. Il n'était plus l'étudiant enjoué et plein de projets qu'Ann avait connu à l'Université d'Hawaii. En fait, il ne lui parlait presque plus, comme s'il s'était replié, avec ses rêves, dans un recoin inaccessible de son coeur.

L'Indonésie venait de tomber sous la botte du général Suharto. La répression avait été brutale. Lolo en avait subi les conséquences. Il n'avait pas prévu rentrer si vite d'Hawaii. Comme tous les étudiants à l'étranger, il avait été rappelé au pays sans explication, son passeport confisqué. Il travaillait maintenant pour l'armée.

Un jour, Lolo finit par s'énerver des incessantes questions de sa femme: «La culpabilité est un luxe que seuls les étrangers peuvent se payer, lui dit-il. Comme de dire tout ce qui vous passe par la tête.»

Lolo avait raison, et Ann le savait. «Elle avait pris conscience, comme Lolo l'avait fait, de la distance abyssale qui séparait les chances offertes en partage à un Américain et celles offertes à un Indonésien. Elle savait de quel côté du partage elle voulait que soit son enfant. Elle décida que j'étais un Américain, et que ma vraie vie était ailleurs.»

À 10 ans, Barry quitta donc seul l'Indonésie pour aller vivre chez ses grands-parents, qui lui avaient décroché une place à Punahou, la meilleure école privée d'Hawaii.

Honolulu

Les larmes roulaient sur les joues de Barack Obama quand il a annoncé le décès de sa grand-mère, le 3 novembre dernier, à la veille de sa victoire présidentielle. Morte une journée trop tôt, «Toot» n'aura pas assisté au triomphe de son petit-fils.

C'est une tragédie que Madelyn Dunham aurait sans doute acceptée de bonne grâce. «La seule chose qui compte vraiment, Bar, c'est que vous, les petits, vous alliez bien», avait-elle l'habitude de lui dire.

«Toot», ou «Tutu», qui signifie grand-mère à Hawaii, était le socle de la famille, son principal pourvoyeur. Courageuse et pragmatique, elle avait trouvé un emploi à la banque quand sa fille, Ann, était tombée enceinte d'un étudiant africain à 18 ans et avait abandonné ses études pour s'occuper du bébé.

Le grand-père de Barack, Stanley Dunham, était tout le contraire de sa femme. Vendeur de meubles accablé par le poids des années et par les espoirs déçus, «Gramps» semblait tout droit sorti d'une pièce d'Arthur Miller. Il avait trimballé sa famille aux quatre coins de l'Amérique, pour finalement s'installer à Honolulu, en 1960.

«Il restera toujours ainsi, mon grand-père, toujours à la recherche d'un nouveau départ, d'un moyen de fuir la monotonie des habitudes», écrit Barack Obama.

Nouveau membre de l'Union, Hawaii représentait, aux yeux de Gramps, l'ultime frontière. Il était originaire du Kansas, au coeur du pays, «là où les convenances, l'endurance et l'esprit pionnier se combinaient au conformisme, à la suspicion et à un potentiel d'implacable cruauté». Là, aussi, où les Noirs devaient céder la place aux Blancs qu'ils croisaient sur le trottoir.

Un père absent

À Hawaii, il y avait l'étendue bleue du Pacifique, les falaises recouvertes de mousse, la fraîcheur des cascades. «Il y avait trop de races, avec un pouvoir interne trop diffus, pour imposer le système rigide de castes du continent.» Le mariage interracial, encore interdit dans la moitié des États, y était légal.

Bien que relativement progressistes, Toot et Gramps ne sautèrent pas de joie quand leur fille Ann leur présenta l'étudiant à la peau d'ébène qu'elle avait rencontré dans un cours de russe à l'Université d'Hawaii. Il venait du Kenya et s'appelait Barack Obama. Elle était enceinte de trois mois lorsqu'ils se marièrent à la sauvette.

Barack Hussein Obama naquit le 4 août 1961.

Il avait 2 ans à peine quand son père prit le chemin de Harvard afin de poursuivre des études en économie. La New School de New York lui avait offert une bourse plus généreuse, qui aurait permis à sa petite famille de le suivre. Mais pour Barack Obama, il n'en était pas question. «Comment pourrais-je refuser la meilleure éducation?» avait-il demandé à sa femme.

Barry ne revit qu'une seule fois son père, en 1971, quand il vint le visiter à Hawaii pour Noël. « Il était beaucoup plus mince que je ne m'y étais attendu. Les os de ses genoux pointaient sous son pantalon. »

La visite dura un mois. Un soir, Barry alluma la télé pour regarder le dessin animé Comment le Grinch a volé Noël. Quand son père lui ordonna d'éteindre pour faire ses devoirs, Toot tenta d'expliquer que les vacances étaient proches, que le dessin animé était très populaire. Mais le patriarche ne voulut rien entendre.

Le garçon s'enfuit dans sa chambre en claquant la porte. «Je me mis à compter les jours qui nous séparaient du départ de mon père, et du moment où tout redeviendrait normal.»

Devenir un Noir en Amérique

L'année suivante, en 1972, Ann se sépara de Lolo et rejoignit son fils à Hawaii. Elle entreprit une maîtrise en anthropologie. Pendant trois ans, elle vécut avec Barry et sa demi-soeur, Maya, dans un modeste appartement. Elle subvint à leurs besoins avec sa maigre bourse d'étudiant. Quand elle repartit en Indonésie pour faire du travail sur le terrain, Barry refusa de la suivre. Il retourna chez ses grands-parents.

C'était un adolescent tiraillé. «J'étais engagé dans une lutte intérieure animée. J'essayais de m'élever pour devenir un homme noir en Amérique, et au-delà du fait acquis de mon apparence, personne autour de moi ne semblait exactement savoir ce que cela signifiait.»

Un matin, Barry fut réveillé par une querelle dans la cuisine. Gramps refusait de reconduire Toot au travail. Le jeune homme comprit que sa grand-mère avait eu peur d'un mendiant, la veille, en attendant l'autobus.

Elle avait eu peur parce que le mendiant était noir. Pour Barry, cet aveu fut comme «un coup de poing dans l'estomac».

«Mes grands-parents avaient fait tant de sacrifices pour moi! Ils avaient mis tous leurs espoirs en ma réussite. Jamais ils ne m'avaient donné de raison de douter de leur amour; et je doutais qu'ils ne le fassent jamais. Et cependant, je savais que des hommes qui auraient facilement pu être mes frères étaient susceptibles malgré tout de leur inspirer leurs pires frayeurs.»

La peur de l'autre

À la fin de ses études secondaires, en 1979, Barack Obama fut admis à l'Occidental College de Los Angeles. Il y choisissait soigneusement ses amis : les militants noirs, les profs marxistes, les féministes structurelles. Tout en discutant néocolonialisme, ils fumaient de l'herbe, buvaient de l'alcool ou reniflaient une petite ligne de coke - quand ils pouvaient se la payer.

Malgré la défonce, il y avait toujours la peur. «Cette peur constante et rampante, de n'être chez moi nulle part, qui me faisait croire que, à moins d'esquiver, de dissimuler, de faire semblant d'être celui que je n'étais pas, je resterais pour toujours à l'extérieur, toujours soumis au jugement du reste du monde, noir et blanc.»

Barack Obama n'avait pas fini de tenter de réconcilier ses deux univers.