Le mort de quatre Français de confession juive, dans la prise d'otages de l'épicerie Hyper Cacher, le vendredi 9 janvier, a ravivé un malaise dans la communauté juive de France. Si les autorités ont renforcé la sécurité autour des lieux de cultes et institutions religieuses, l'antisémitisme demeure en hausse, et les Juifs de France sont chaque année de plus en plus nombreux à quitter leur pays pour émigrer en Israël.

Rue des Rosiers, à Paris. Deux militaires lourdement armés gardent la porte devant le numéro 25. L'imposant dispositif de sécurité tranche avec l'étroitesse de la petite rue commerciale. C'est le seul signe qu'il y a ici un lieu de culte. Il y avait bien, autrefois, une pancarte annonçant la petite synagogue Adath Yechurun. Mais le rabbin Alain Lévy l'a enlevée l'été dernier, lorsqu'une manifestation propalestinienne a dégénéré.

«La sécurité, c'est bien, mais ils sont arrivés le premier jour ils étaient cinq, devant notre porte», laisse tomber, un peu découragé, le rabbin, dans son minuscule bureau jouxtant la salle de prière.

Les hommes armés, la communauté juive de Paris commence à s'y habituer. Depuis l'attaque contre le Charlie Hebdo et la prise d'otages dans une épicerie kasher, ils sont partout, devant les écoles juives et institutions de la communauté. «On voit des militaires lourdement armés à des endroits où on ne soupçonnait pas qu'il y avait une synagogue ou un lieu d'étude», souligne Nicolas Woloszko, de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF).

Le 9 janvier, dans la séquence d'attaques meurtrières qui a secoué la région parisienne, Amedy Coulibaly, soupçonné d'avoir tué la veille une policière à Montrouge, entre dans une épicerie juive de Paris, l'Hyper Cacher, et fait feu. Bilan: quatre victimes innocentes. Quatre hommes tués parce qu'ils étaient juifs.

Ces événements tragiques ont réveillé un malaise dans la communauté juive de France. «Beaucoup, aujourd'hui, ont du mal à se projeter sereinement dans l'avenir», soutient Yonathan Arfi, vice-président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

Selon lui, les Juifs de France vivent un trouble, une angoisse. Mais qui ne date pas d'hier.

«L'antisémitisme en France est plus élevé qu'il n'a jamais été depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, explique-t-il. Ces actes antisémites sont passés progressivement de petits actes anodins, graffitis, attaques contre des bâtiments, à des actes de plus en plus violents, c'est-à-dire attaques de personnes, voire attentats terroristes, comme on a pu le voir à Toulouse, à Bruxelles ou encore à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes.»

Pour Nicolas Woloszko, c'est au tournant des années 2000, avec la seconde intifada, que la fréquence des actes antisémites a atteint un plateau, pour ne jamais redescendre. Aux actes s'est ajouté la parole; le discours de plus en plus «sans pudeur» de certaines personnalités publiques, un discours «venimeux», selon lui, et qui fait la promotion «de l'antisionisme, du négationnisme, voire de la haine pure et simple du juif».

Outre le Front national, parti d'extrême droite, il cite en exemple l'humoriste Dieudonné, ou encore le polémiste Alain Soral, «qui ne se cache même pas derrière les oripeaux de l'humour pour être un idéologue de l'antisémitisme».

«Ça, c'est un phénomène qui est très inquiétant parce que ce sont des paroles, des discours qui ont une adhésion très forte», s'inquiète l'étudiant en sociologie et statistiques.

La France compte plus d'un demi-million de Juifs. C'est la plus importante communauté juive d'Europe, la troisième dans le monde après Israël et les États-Unis.

Après la tuerie de l'Hyper Cacher, les politiciens ont été nombreux à rendre hommage, de différentes manières, aux victimes juives de l'attaque, en plus de déployer d'importantes mesures de sécurité pour que les Juifs de France se sentent en sécurité.

«La France, sans les Juifs de France, n'est plus la France», a déclaré le premier ministre, Manuel Valls.

Des propos qui rassurent. «Il y a un vrai besoin de restaurer une confiance, pour les Juifs, dans la société française. Les mesures de sécurité prises par le gouvernement y contribuent, soutient Yonathan Arfi. La mobilisation de la société française rassure. Mais il faudra voir dans le temps comment on arrive à retrouver une sérénité, un apaisement qui aujourd'hui fait défaut à la communauté juive de France.»

La tentation de l'alya

Partir ou rester? Pour plusieurs Français de confession juive, c'est le dilemme, «la tentation de l'alya», qui veut dire, littéralement, «immigration en Israël» pour un juif. Bon an mal an, quelques milliers de juifs français émigrent vers Israël. Mais entre 2013 et 2014, ils ont fait un bond, de 3293 à 7231 personnes.

«C'est le nombre le plus élevé jamais atteint pour l'alya en France depuis qu'Israël existe», constate M. Arfi, du CRIF.

Et les prévisions pour 2015 sont encore plus grandes. Après les attaques du début janvier, l'Agence juive pour Israël, qui organise le voyage, a vu décupler ses demandes de sessions d'information sur l'alya.

«C'est sûr qu'il y a des gens qui partent pour Israël, pour différents motifs, y compris la question de ne plus vouloir être dans un pays où on se sent menacé dans son intégrité morale ou physique par de l'antisémitisme», estime pour sa part Nicolas Woloszko, 25 ans.

Mais on est loin, selon lui, d'un départ massif des Juifs de France pour Israël.

«Il se trouve qu'en Israël, les actes antisémites au sens large, ou plutôt les actes dirigés contre les juifs par des gens qui n'aiment pas les juifs, sont beaucoup plus fréquents», relativise-t-il.

«Je comprends qu'individuellement, les gens puissent faire des choix d'une gravité immense, dans des heures où ils craignent pour leur sécurité et celle de leurs enfants», concède M. Arfi.

«Mais l'histoire des Juifs de France ne date pas d'hier, ajoute-t-il du même souffle. On a une histoire millénaire, on est passé à travers des tas de périodes difficiles; l'affaire Dreyfus, la Shoah, les attentats antisémites des années 80. Si on est passés à travers ça, ce n'est pas pour capituler aujourd'hui devant 1000 djihadistes.»

Alain Levy abonde dans le même sens. «On ne doit pas agir sous le coup de la peur, on ne doit pas se sentir menacés par un individu fou, conclut le rabbin de la rue des Rosiers. On ne doit pas lui donner raison en partant.»

Le combat contre l'antisémitisme sur l'internet

Ils ont fait plier Twitter et travaillent maintenant en collaboration avec Google. Leur combat: lutter contre l'antisémitisme, le racisme et l'extrémisme sur sa plateforme la plus insidieuse, internet. «On a un vrai problème aujourd'hui, c'est l'absence de régulation de la parole sur internet», critique Nicolas Woloszko, étudiant de 25 ans.

En 2012, son association, l'Union des étudiants juifs de France (UEJF), avec d'autres, a traîné Twitter devant la justice, après avoir constaté, dit-il, «un déferlement de tweets antisémites».

«On a obtenu que Twitter mette en place un dispositif de signalement des tweets racistes et antisémites», explique-t-il. Résultat, le géant des réseaux sociaux doit maintenant communiquer à la justice les identités des auteurs de ces tweets racistes ou antisémites. Mais il reste beaucoup à faire.

«Il faut que les acteurs de la société civile, les antiracistes et les pouvoirs publics puissent se doter des outils législatifs et juridiques dont ils ont besoin pour lutter efficacement contre les propagateurs de haine et les réseaux terroristes sur internet», affirme l'étudiant en sociologie et statistique, diplômé en études juives.

Fin 2014, l'UEJF et d'autres organisations contre le racisme ont mené une vaste campagne sur l'internet, en partenariat avec Google, pour dénoncer les discours haineux, l'antisémitisme et le racisme.

Mais internet, si vaste et sans frontière, peut-il réellement être régulé? «Les grands acteurs du Net et des réseaux sociaux, dans leur charte, ils se donnent des moyens de contrôle, rétorque Nicolas Woloszko.