Dans la foulée de l'attentat contre Charlie Hebdo, les plaidoyers passionnés à l'appui de la liberté d'expression ont été nombreux en France et ailleurs. Des divergences émergent cependant sur la nécessité de limiter ou non sa portée.

Le débat est alimenté notamment par Mehdi Hasan, journaliste britannique rattaché au Huffington Post et à Al-Jazeera, dans une lettre ouverte où il se dit exaspéré, en tant que musulman, de «l'hypocrisie des fondamentalistes de la liberté d'expression».

Aujourd'hui «soit vous êtes avec Charlie Hebdo», soit «vous êtes un fanatique qui hait la liberté», tonne M. Hasan, qui remet en doute l'idée que les médias publient tout ce qu'ils veulent sans réserve.

Des sujets sensibles comme l'Holocauste ou le sort des victimes des attentats du 11 septembre 2001 ne sont pas traités par des caricatures dans les médias occidentaux, souligne à titre d'exemple le journaliste.

«Personne ne croit que la liberté d'expression est un droit absolu. Nous sommes tous d'avis qu'il y aura toujours des limites qui, pour des raisons de loi et d'ordre, ne peuvent être franchies. Ou qui ne devraient pas être franchies pour des raisons de bon goût ou de décence. Nous divergeons uniquement sur la ligne où tracer ces limites», relève M. Hasan, qui adresse sa lettre à ses collègues «progressistes».

«Je suis parfaitement d'accord que rien ne peut justifier l'assassinat de journalistes et de dessinateurs. Mais je suis en désaccord avec l'idée que le droit d'offenser ne s'accompagne pas d'une responsabilité équivalente et je ne crois pas que le droit d'offenser doive se traduire par une obligation d'offenser», ajoute-t-il.

Son intervention trouve écho chez Teju Cole, écrivain d'origine nigériane, qui décrit comme des «provocations islamophobes» plusieurs dessins parus dans Charlie Hebdo au cours des dernières années.

L'auteur affirme dans le New Yorker qu'il est possible de reconnaître le droit de quelqu'un de tenir un discours «obscène ou raciste» sans être obligé de faire la promotion du contenu de ce discours.

«Les moments de deuil ne doivent pas nous priver de notre complexité ou nous absoudre de notre responsabilité de faire des distinctions», ajoute-t-il.

L'écrivain français Michel Houellebecq refuse quant à lui que la notion de responsabilité constitue un frein à la liberté d'expression.

«La liberté d'expression n'a pas à s'arrêter devant ce que tel ou tel tient pour sacré, ni même à en tenir compte. Elle a le droit de jeter de l'huile sur le feu. Elle n'a pas vocation à maintenir la cohésion sociale ni l'unité nationale: le «vivre ensemble» ne la concerne nullement. On ne saurait lui enjoindre de se montrer responsable; elle ne l'est pas», a-t-il déclaré aux Inrockuptibles après l'attentat.

Le philosophe Daniel Weinstock, qui enseigne à la faculté de droit de l'Université McGill, ne pense pas que Charlie Hebdo a «franchi la ligne» et bafoué les lois interdisant l'incitation à la haine avec ses caricatures.

Il ne partage pas l'analyse des critiques de l'hebdomadaire qui reprochent à ses créateurs d'avoir manqué de modération et de prudence.

L'intérêt public est mieux servi par une conception de la liberté d'expression qui se veut «le plus large possible», souligne M. Weinstock. D'autant, dit-il, que la censure cache les idées qui sont jugées choquantes, mais ne les fait pas disparaître.

«La meilleure réponse à la parole est toujours plus de parole [...] Personne en société ne devrait s'attendre à être à l'abri de propos qu'il juge offensants», ajoute le philosophe.

Pierre Trudel, spécialiste des médias rattaché à l'Université de Montréal, s'insurge contre ceux qui appellent journalistes et caricaturistes à accorder une importance accrue aux «sensibilités culturelles et religieuses» dans leur travail.

Une telle approche ne peut mener à terme qu'à une censure à grande échelle et à la production de contenus «javellisés», relève le spécialiste.

«Si on s'arrête à toutes les lectures de caricatures concluant qu'il y a une forme de moquerie envers certaines personnes ou certaines religions, on n'en sort plus. Cet engrenage mène à la page blanche», souligne-t-il, en relevant que les lois - et non le jugement d'un individu ou un autre - constituent la seule limite valable à la liberté d'expression.

Les limites du journalisme

Florian Sauvageau, professeur émérite de l'Université Laval, note que les évènements survenus à Charlie Hebdo ont relancé, chez lui, de difficiles réflexions sur la pratique journalistique et ses limites.

S'il dirigeait un média, le spécialiste n'est pas certain qu'il publierait aujourd'hui les caricatures sur Mahomet, alors qu'il était convaincu qu'il fallait le faire lorsque la polémique faisait rage en 2006.

Le véritable débat est cependant ailleurs, dit M. Sauvageau, qui s'inquiète de la manière dont les musulmans sont représentés dans les médias aujourd'hui.

«Les médias ont une responsabilité pédagogique énorme» dans le contexte actuel pour «expliquer ce qu'est l'islam aux Occidentaux» et briser les stéréotypes, dit-il.