J'ai sorti mon voile le plus grand et mes habits afghans que j'avais achetés à Kaboul et j'ai quitté Islamabad avec mon traducteur. Direction, Peshawar, une ville pachtoune située près de la frontière afghane et de la zone tribale. C'est là que j'ai rencontré un taliban, Abdullah Mullah (nom fictif). Pendant deux heures, assis dans une auto, entouré par le va-et-vient désordonné de la rue, il m'a parlé de son enfance, de l'incompétence des Canadiens, des kidnappings et de son ennemi juré, l'Amérique. Confidences.

Lorsque le premier avion a foncé dans les tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, Abdullah Mullah était à Kaboul. C'était le soir, il mangeait chez des amis. Quelqu'un a crié : « Les Américains vivent le jugement dernier ! »

Ils ont allumé la télé juste à temps pour voir le second avion percuter l'autre tour. Ils fixaient l'écran, fascinés par ce qu'ils voyaient: les tours qui flambaient, les gens qui se jetaient dans le vide, la panique, l'effroi. Les États-Unis dans toute leur vulnérabilité.

«Nous étions tellement heureux! dit Abdullah. Ç'a été un moment extraordinaire. Enfin, l'empire des infidèles s'effondrait.»

Abdullah avait 18 ans, il se battait avec les talibans contre le commandant Massoud, qui occupait le nord de l'Afghanistan.

«J'avais plusieurs armes, dont une kalachnikov.»

Les talibans étaient au pouvoir depuis 1996. Ils avaient conquis tout le pays sauf une poche, dans le Nord, tenue par Massoud.

Le 9 septembre 2001, Massoud a été assassiné. Deux jours plus tard, les avions ont foncé dans les tours jumelles, à New York. En deux jours, tout a changé: le monde, la guerre, le sort de l'Afghanistan et la vie d'Abdullah.

Abdullah pensait que les talibans étaient bien accrochés au pouvoir. Il se trompait. En octobre 2001, les Américains ont bombardé l'Afghanistan, et le régime taliban s'est effondré comme un château de cartes.

«Je pensais qu'on allait se battre contre les Américains. J'ignorais que les chefs talibans avaient décidé de ne pas résister. Notre commandant nous a dit: "Nous devons partir, nos leaders fuient."»

Abdullah et ses compagnons étaient défaits, désorganisés, éparpillés. C'était en 2002. Les troupes de l'OTAN occupaient l'Afghanistan, et Hamid Karzaï venait de se hisser au pouvoir. Les Américains voulaient reconstruire le pays, empêcher le retour des talibans et capturer Oussama ben Laden, le cerveau des attentats du 11 septembre.

Abdullah et ses compagnons d'armes se sont repliés au Pakistan, dans la zone tribale. «Pendant un an, nous avons été silencieux. Puis, en décembre 2002, nous sommes retournés en Afghanistan, prêts à nous battre.»

Se battre pour chasser les troupes de l'OTAN, ces «incroyants» qui occupaient leur pays. Se battre pour instaurer un émirat islamique pur et dur. Les talibans étaient de retour, un an après leur défaite. Abdullah était à leurs côtés. Jamais il n'a remis en question son allégeance. Son destin était tracé depuis sa plus tendre enfance.

***

Les parents d'Abdullah ont fui l'Afghanistan en 1981. Les Russes occupaient le pays et bombardaient les populations civiles. Comme des centaines de milliers d'Afghans, les parents d'Abdullah se sont réfugiés au Pakistan.

«La traversée a été extrêmement difficile. Ma mère était enceinte. Mes parents sont partis à pied, à travers les montagnes. Ils ont marché sous les bombes pendant sept jours. Quand ils sont arrivés à Peshawar, leurs pieds étaient en sang.»

Son père, moudjahid, se battait contre l'envahisseur russe. Comme Oussama ben Laden. Il est retourné en Afghanistan et a laissé sa femme dans le camp de Kacha Gari, à Peshawar. C'est là qu'Abdullah est né, sous la tente, au milieu des réfugiés qui vivaient les uns sur les autres dans le plus grand dénuement.

«La vie était très dure. On vivait sous la tente. Il n'y avait rien: pas d'eau, pas d'électricité, pas de gaz. Rien.»

J'ai visité ce camp en 2001. Un camp de misère, écrasé sous un soleil de plomb, poussiéreux, sale, sans arbre ni eau, où vivaient, entassés, des dizaines de milliers de réfugiés afghans. Comment un garçon peut-il grandir dans un endroit pareil sans se révolter à l'âge adulte?

Le père d'Abdullah visitait sa famille à l'occasion. Sa mère a eu quatre autres enfants. Abdullah écoutait, fasciné, les récits de son père: sa lutte contre l'envahisseur russe, ses sacrifices pour libérer son pays. Lorsqu'il a eu 10 ans, sa famille l'a envoyé dans une médersa - une école coranique -, à une trentaine de kilomètres de Peshawar.

«J'étudiais le Coran et des livres saints. Il n'y avait rien d'autre au programme.»

Pendant huit ans, Abdullah a baigné dans la culture islamique. Pas facile, la médersa. Les élèves dormaient ensemble dans une grande pièce. Encore le dénuement. Plus de 250 garçons, tous pachtounes, penchés sur des livres saints à longueur de journée. Ils devaient apprendre par coeur le Coran, même s'il est écrit en arabe, une langue qu'ils ne comprenaient pas. Les maîtres les frappaient avec un bâton.

«J'étais bon élève, on ne me frappait pas souvent.»

De temps en temps, Abdullah allait voir sa famille au camp de Kacha Gari. «Quand je devais retourner à la médersa, je me sentais vraiment mal, je m'ennuyais beaucoup de ma famille. J'étais jeune.»

Pendant les vacances, la médersa envoyait les élèves en Afghanistan pour qu'ils se battent avec les talibans contre Massoud.

C'est ainsi qu'Abdullah est devenu taliban: tout naturellement, sans jamais se poser de questions. Un destin tracé depuis la plus tendre enfance.

***

Depuis 2003, Abdullah se bat contre les troupes de l'OTAN.

«Je m'occupe de la logistique et de la coordination, et je vais au Pakistan pour convaincre des Afghans de se joindre à nous. J'aide aussi à la fabrication de bombes artisanales. Nous sommes fiers de ces bombes, elles détruisent vos blindés et défient toute votre technologie. Pour nous, c'est un très grand succès. Quand un blindé saute et que des soldats meurent, nous jubilons. C'est la guerre, et nous tuons l'ennemi qui occupe notre pays.

- Et les enlèvements?

- On kidnappe les étrangers pour obtenir la libération des talibans emprisonnés. On ne kidnappe jamais de femmes.

- Et les deux journalistes français que vous détenez depuis un an et demi, que va-t-il leur arriver (1)?

- Si la France répond à nos demandes, nous allons les libérer.

- Et si elle refuse, allez-vous les tuer?

- Ça dépend de mon commandant.»

Abdullah ne doute pas une seconde de la victoire des talibans.

«L'OTAN ne gagnera pas la guerre, elle perd plus de soldats que nous. Prenez les Canadiens, responsables de la région de Kandahar. Ils sont incapables de maintenir l'ordre public. Les gens sont en colère contre eux, car ils ont tué des civils. D'ailleurs, plusieurs nous aident dans le plus grand secret.

«Regardez ce qui s'est passé à la prison de Kandahar, ajoute-t-il. Pendant cinq mois, les prisonniers ont creusé un tunnel sous le nez des Canadiens, qui n'ont rien vu.»

À la fin du mois d'avril, 500 prisonniers politiques, commandants et militants talibans se sont effectivement échappés de la prison en se faufilant dans un tunnel de plusieurs centaines de mètres, creusé à partir de l'extérieur. Cette audacieuse opération a plongé les Canadiens et Kaboul dans le plus grand embarras.

Abdullah renifle avec mépris en me jetant un regard de biais. C'est la première fois qu'il tourne son visage vers moi depuis que l'entrevue a commencé.

***

Les talibans veulent reprendre le pouvoir, imposer la charia et instaurer un émirat islamique dirigé par des mollahs. Au menu: exécutions publiques dans les stades et mains des voleurs coupées, comme à l'époque des talibans.

«Et les femmes?

- Elles pourront travailler et les filles étudier, mais leurs institutions seront complètement séparées. Elles devront porter la burqa. Les hommes et les femmes ne doivent pas se voir.»

Le futur État taliban n'acceptera aucune ingérence extérieure. «Al-Qaïda devra partir. On ne veut pas qu'ils installent leurs camps d'entraînement dans notre pays. Devant l'ennemi, nous formons un bloc uni, mais nous avons des différends.

- Lesquels?

- Nous ne faisons pas exploser de bombes dans les villes parce qu'elles tuent des innocents. Al-Qaïda le fait, les talibans pakistanais aussi, mais pas nous. »

Leur chef est toujours le mollah Omar, celui qui a dirigé le régime taliban de 1996 à 2001. Depuis la mort d'Oussama ben Laden, il est devenu l'homme le plus recherché de la planète.

«Il vit à Quetta, au Pakistan, près de la frontière afghane?

- Je refuse de répondre à cette question.»

Les Américains et les talibans sont en contact, sous la supervision étroite du mollah Omar, poursuit Abdullah. Les négociations n'ont pas commencé, mais les deux parties ont établi les premières approches.

Et la mort d'Oussama ben Laden? «Elle nous a attristés, mais elle n'aura aucun impact sur notre guerre. Il était le chef spirituel d'Al-Qaïda, pas le nôtre.»

Abdullah n'aime pas les États-Unis. «Ils veulent diriger le monde, surtout les pays musulmans, et ils sont prêts à tout pour réussir. Ils tuent des civils, des innocents. Leur politique est tellement cruelle!»

Abdullah n'est pas marié. Pas encore. Il sourit pour la première fois en deux heures. «Je suis trop occupé avec la guerre, j'y consacre toutes mes énergies.»

Abdullah s'agite. L'entrevue a assez duré, il veut partir. Avant de sortir de l'auto, il jette un regard furtif dans la rue pour s'assurer qu'il n'y a pas de policier. Il ne me salue pas, ne me serre pas la main.

Il retourne dans la zone tribale pakistanaise, où il vit parfois. Mais son pays, c'est l'Afghanistan. C'est là qu'il passe la majeure partie de son temps. Il se fond dans la foule, anonyme. Avec son shalwar kamiz (habit traditionnel) fripé, il ressemble à n'importe quel citoyen de Peshawar.

1. Les deux journalistes ont été libérés à la fin du mois de juin.