Mohammed Atta et Ayman al-Zawahiri, deux acteurs clés des attentats du 11 septembre 2001, ont vu le jour en Égypte. Dix ans plus tard, l'islamisme égyptien a le vent dans les voiles. Mais il ne carbure plus à la violence. Voyage dans un pays en mouvement.

L'écrivain Alaa al-Aswany reçoit les journalistes dans son cabinet de dentiste, à Garden City, quartier cossu qui longe la corniche du Nil, au Caire.

Quand je le rencontre, fin avril, la justice égyptienne vient tout juste d'intenter des poursuites contre le président déchu Hosni Moubarak et ses deux fils, Gamal et Alaa.

Vêtu de son uniforme de travail vert, l'écrivain-dentiste exulte. Pour lui, la révolution vient de remporter son ultime victoire. Et l'inculpation des Moubarak marque le point d'entrée dans une nouvelle ère. Une ère où certains personnages de ses romans pourraient devenir carrément anachroniques.

Prenez Taha, le fils du concierge de L'immeuble Yacoubian, le livre qui lui a valu sa notoriété internationale. Dans le roman, ce garçon rêve de devenir policier. Mais l'Académie de police rejette cavalièrement sa candidature, sans autre raison que ses origines sociales. Désemparé, ostracisé, Taha finit par se tourner vers le terrorisme.

Cette histoire pourrait-elle se produire dans l'Égypte post-Moubarak? En faisant tomber le dictateur, les manifestants de la place Tahrir ont-ils aussi fait tomber un système de castes, de privilèges et de corruption qui bloquait l'avenir de dizaines de milliers de jeunes et les poussait vers l'irréparable ?

C'est ce que croit Alaa al-Aswany, qui parle avec compassion du tragique personnage de son livre. «Ce garçon a subi un traitement injuste, il a été humilié et torturé.» Un traitement qui était la norme plutôt que l'exception avant la chute du régime Moubarak.

La nouvelle Égypte ne naîtra évidemment pas du jour au lendemain. Mais au bout du compte, «la révolution va tout changer», croit l'écrivain. Et d'ici là, les jeunes comme Taha ont des défis autrement plus stimulants que d'apprendre à actionner une ceinture d'explosifs...

Alaa al-Aswany a-t-il raison d'être aussi optimiste? L'islam radical est-il soluble dans la révolution ? Pendant deux semaines de reportage, au printemps dernier, j'ai tenté de cerner l'état du fanatisme religieux au pays qui a donné naissance à deux personnages clés des attentats du 11 septembre 2001: l'un des 19 terroristes, Mohammed Atta, et le numéro 2 d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri.

C'était un peu comme essayer d'attraper un poisson qui ne cesse de vous glisser entre les mains. De la place Tahrir aux mosquées salafistes, qui prêchent un islam ultraradical, en passant par les cafés branchés, les églises coptes ou les universités, la réalité égyptienne est fluide et mouvante.

Tout bouge, en Égypte. Oui, la nouvelle liberté ouvre des tas de possibilités pour les jeunes Égyptiens. Mais elle permet aussi aux islamistes les plus radicaux de répandre plus facilement leurs idées, sans craindre d'atterrir en prison. Oui, les jeunes leaders du soulèvement de la place Tahrir étaient laïques, branchés et résolument modernes. Mais cela n'empêche pas la société égyptienne d'être profondément religieuse et conservatrice. En même temps, même les islamistes radicaux ne sont plus aussi radicaux que dans le temps...

Voici donc une brève incursion au pays des paradoxes.

L'une est voilée, l'autre pas

«Avant la révolution, je voulais enseigner la littérature. Les seules personnes qui étaient respectées en Égypte, c'étaient les professeurs et les policiers. Maintenant, il y a de nouvelles possibilités. Mon rêve, c'est de travailler en cinéma 3D.»

Étudiante en lettres françaises, Iman Hassan porte une courte tunique blanche par-dessus un jean ajusté, et une veste marron dont la couleur est coordonnée à son hidjab. Nous nous rencontrons dans un petit bureau de l'Université de Zagazig, une grande ville à une heure au nord du Caire. Dans la jeune vingtaine, Iman avait à peine 13 ans quand des avions se sont enfoncés dans les tours jumelles du Wall Trade Center. Sa compagne, Gihan el-Dib, n'en avait que 10. Elle étudie en sociologie, rêve de devenir journaliste et laisse ses longs cheveux noirs flotter librement.

Je voulais savoir comment les événements du 11-Septembre avaient marqué leur vie. Mais à vrai dire, elles s'en fichent. C'est comme si le quadruple attentat ne les concernait pas. Pas étonnant puisque, à l'école, elles n'en ont jamais entendu parler. Et elles n'ont qu'une vague idée de cet événement, faussement attribué à Al-Qaïda, selon elles. Pas possible, à leurs yeux, que des Égyptiens y aient pris part.

«On ne sait pas vraiment qui a organisé ces attentats», tranchent-elles. Et visiblement, elles ne tiennent pas trop à le savoir. Ce qui compte, pour elles, c'est l'Égypte de 2011.

Iman est la plus engagée des deux. Elle a manifesté tous les jours sur une place publique de Zagazig, jusqu'au fameux 11 février où Moubarak a tiré sa révérence. Elle continue à militer en organisant des séances de formation sur l'économie, la politique.

Au son de l'appel du muezzin, les deux jeunes femmes me demandent d'arrêter notre entrevue. Elles ferment les yeux et prient en silence, assises toutes droites sur leur chaise. Puis, mine de rien, elles reprennent le fil de notre conversation.

«L'Égypte peut devenir un grand pays, un modèle à suivre, mieux qu'un pays occidental, mieux que le Japon», se réjouit Iman avant d'ajouter : «Notre nouvelle religion, c'est que, désormais, nous croyons en notre pays!»

Plus tard, dans l'auto qui traverse le campus, Gihan renverse les yeux, l'air rêveur, au son d'une chanson d'Adamo. «Tombe la neige, tu ne viendras pas ce soir, tombe la neige, mon coeur s'habille de noir.» «J'adore Adamo», soupire-t-elle.

Deux jeunes femmes qui rêvent d'amour et d'un pays à bâtir. Et qui rendent leurs professeurs béats d'admiration.

«Comme nous, à notre époque, les étudiants d'aujourd'hui veulent du changement, mais ils sont plus impatients», dit Nagwa Abd al-Sattar, professeure de philosophie à l'Université de Zagazig.

Plus courageux, aussi : ces jeunes adultes de 2011 «refusent tout pouvoir absolu, même celui que pourraient vouloir leur imposer les ultrareligieux», s'émerveille la philosophe. Elle-même a étudié dans les années 80, quand le radicalisme religieux a commencé à se répandre dans les universités.

«Ma génération était celle des islamistes radicaux purs et durs. Mais ces groupes fanatiques ont progressivement disparu après le 11 septembre 2001, quand on a commencé à faire le lien entre islamisme et terrorisme», dit-elle, avant de faire ce constat surprenant : «Aujourd'hui, même les militants religieux sont moins rigides que ceux de mon époque.»

Les islamistes ne sont plus ce qu'ils étaient. En 2011, ils sont religieux, militants, modernes... et pacifiques.

L'arme des élections

En fait, les islamistes égyptiens ont cessé de prôner la violence dès le milieu des années 90, dit Moustapha el-Sayed, professeur de sciences politiques à l'Université américaine du Caire. Un peu parce que leurs leaders ont vieilli et ont perdu de leur fougue après des années de prison, mais aussi - et surtout - par pur pragmatisme.

«Les islamistes se sont rendu compte que la démocratie leur réussissait mieux que la violence. Ceux qui optaient pour la lutte armée se faisaient écraser. Pendant ce temps, ceux qui jouaient le jeu de la démocratie faisaient des gains, en Jordanie, au Maroc, au Koweït.»

La conclusion s'est imposée d'elle-même. Un an après les attentats du 11-Septembre, des leaders des principaux groupes islamistes égyptiens, dont Al-Gama'a al-Islamiya, ont publié une série de manifestes mettant de côté la lutte armée au profit du jeu démocratique. Mais attention : ils n'ont pas remisé leur «moralité islamique» pour autant. L'organisation islamiste la plus influente, celle des Frères musulmans, reste « obsédée » par la façon dont les femmes s'habillent, selon Moustapha el-Sayed. «S'ils arrivaient au pouvoir, ils banniraient l'alcool, feraient fermer les boîtes de nuit, imposeraient la ségrégation des sexes, restreindraient les libertés personnelles des femmes et changeraient les programmes d'enseignement dans les écoles», imagine-t-il.

Vaste programme... mais un parti qui prône de telles idées aurait-il une chance d'accéder au pouvoir?

C'est là que le portrait égyptien se brouille. Selon un récent sondage de la firme américaine PEW Institute, l'Égypte fait figure de pays profondément religieux et attaché à la tradition islamique. Plus que le Liban ou la Jordanie, par exemple. Ainsi, 85 % des Égyptiens estiment que l'islam joue un rôle positif en politique, 54 % favorisent la ségrégation des sexes en milieu de travail, et 82 % sont d'accord avec la lapidation de personnes coupables d'adultère!

En même temps, même si la majorité des femmes sont voilées, une certaine liberté vestimentaire est perceptible dans les rues du Caire, où il n'est pas rare de voir de jeunes femmes porter un foulard islamique au-dessus d'un legging et d'une tunique moulante - rien à voir avec l'exigence de modestie que les islamistes veulent imposer aux femmes.

«Il ne faut pas confondre le hidjab avec le conservatisme religieux. Plusieurs de mes étudiantes portent le foulard, mais ça ne les empêche pas d'aller danser dans les boîtes ou de passer une soirée dans un coin sombre de l'université à côté d'un garçon. Souvent, elles sont plus délurées que les jeunes hommes», constate Moustapha el-Sayed. D'ailleurs, aux récentes élections étudiantes à l'Université américaine du Caire, les Frères musulmans n'ont décroché que 25 % des postes. La dernière fois où ils avaient pu présenter ouvertement des candidats à un scrutin universitaire, ils avaient raflé tous les sièges. C'était en 1978.

Avec la liberté, les islamistes n'ont plus à se cacher pour répandre leurs idées. Mais ils font aussi face à une concurrence plus féroce. Et ne peuvent plus miser sur leur statut de martyrs. L'Égypte post-Moubarak se soumettra-t-elle volontairement à une plus grande emprise des religieux? Réponse après les élections de cet automne.

Photo: Mohammed Abded, AFP Getty Images

Égyptiennes rassemblées sur la place Tahrir au Caire le 12 février 2011, au lendemain de la chute du président Hosni Moubarak.