Le soleil commençait à tomber quand les manifestants sont arrivés.

Ils tenaient des pancartes «Bless the USA», des porte-voix, des drapeaux américains.

Les policiers étaient surpris. Ils attendaient environ 200 protestataires, mais près de 800 personnes étaient maintenant debout devant le centre communautaire de Yorba Linda, ville cossue et habituellement tranquille dans Orange County, enclave conservatrice située à une heure au sud de Los Angeles.

La tension a augmenté avec les cris des manifestants. Craignant pour leur sécurité, des employés qui devaient travailler au centre ce soir-là sont tout simplement rentrés chez eux.

Puis les premiers musulmans sont arrivés.

Une vidéo amateur montre les familles musulmanes en train de marcher sur le trottoir sous les cris et les hurlements.

«Retournez chez vous!», dit une voix. «Terroristes!» «Retourne chez toi, retourne chez toi, retourne chez toi!» «Retourne chez toi et va battre ta femme! Tu es un lâche!»

Adel Syed était estomaqué. Âgé de 23 ans, il n'avait jamais vu un tel spectacle, encore moins dans le quartier où il habite depuis des années, au coeur de l'État qui l'a vu naître.

«Je voyais la haine, l'animosité dans le regard des gens, dit-il. J'étais renversé. Des manifestants avaient emmené leurs enfants, et les enfants aussi criaient des insultes.»

Ce soir-là, le 13 février dernier, le Cercle islamique d'Amérique du Nord (ICNA) avait organisé un souper-bénéfice pour venir en aide aux familles musulmanes pauvres de la Californie. Selon les manifestants, l'ICNA soutient le réseau terroriste Hamas, des allégations sans fondements, selon l'organisme, qui ne fait l'objet d'aucune accusation.

Pendant que 320 personnes assistaient à l'activité à l'intérieur du centre, des personnalités donnaient des discours à l'extérieur, sur un petit podium érigé par des manifestants.

Le représentant républicain Ed Royce, élu d'Orange County, a dénoncé le «multiculturalisme que nos enfants apprennent à l'école», qui «paralyse le pays», selon lui.

Puis, Deborah Pauly, conseillère municipale dans la ville voisine de Villa Park, a pris le micro.

«Ce qui se passe dans le centre communautaire, ce n'est pas compliqué: c'est le mal en personne, a-t-elle dit sous les applaudissements. Je m'en fous si vous croyez que je suis folle. J'ai une fille ravissante, j'ai un fils de 19 ans qui est dans la marine américaine... Je connais plusieurs marines qui seraient heureux d'aider ces terroristes à avoir une rencontre prématurée au paradis.»

Cette dernière phrase a provoqué des rires et un tonnerre d'applaudissements.

Combattre l'islam

L'islamophobie n'est pas un phénomène nouveau aux États-Unis. Après les attaques du 11septembre, les incidents islamophobes ont notablement augmenté. De 354 en l'an 2000, ils sont passés à 1501 en 2001, selon le Journal of Applied Social Psychology. On compterait entre 6 et 8 millions de musulmans aux États-Unis, selon le Centre de recherche musulman chrétien de l'Université Georgetown.

Or, depuis un an ou deux, les leaders musulmans réalisent que les manifestations agressives se multiplient. Au moins 22 États étudient des projets de loi pour interdire l'application de la charia, la loi canonique islamique, bien qu'aucun mouvement ne cherche à l'imposer aux États-Unis. Au Tennessee, en Californie et ailleurs, des projets de construction de mosquées ont été la cible de manifestations enflammées qui ont entraîné une hausse de la présence policière près des lieux de culte islamiques.

Le changement est perceptible dans le dernier sondage national mené sur la question, en 2010, par le Washington Post et ABC News. Le sondage montre que 49% des Américains ont une opinion défavorable de l'islam et que 37% en ont une opinion favorable. En 2002, c'était le contraire, à 39 et 47% respectivement.

Philip Seib, directeur du centre de la diplomatie publique à l'University of Southern California (USC), croit que les musulmans sont devenus les nouveaux «méchants» dans l'imaginaire populaire.

«Depuis la chute de l'URSS, et surtout depuis le 11septembre 2001, les musulmans sont perçus comme l'ennemi, dit-il. En Europe, c'est lié aux problèmes économiques et à la concurrence pour les emplois non spécialisés. Aux États-Unis, c'est plutôt lié au fait que les musulmans sont souvent perçus comme «l'Autre», comme des gens dangereux ou exotiques. On le voit dans les films, dans les jeux vidéo, etc.»

Selon Waqas Syed, cette nouvelle réalité a frappé lors de la manifestation du 13 février. Secrétaire général du Cercle islamique d'Amérique du Nord (ICNA) et organisateur de la soirée à Yorba Linda, M.Syed affirme qu'aucune activité de l'ICNA n'avait jamais fait l'objet d'une telle manifestation en 43 ans.

«Les manifestants ne représentent pas la société au complet, dit-il. Mais, pour une faction de l'extrême droite américaine, manifester contre l'islam est devenu la norme, c'est accepté.»

Les manifestations islamophobes, dit-il, ont fait leur apparition après l'élection de Barack Obama, parallèlement à l'essor du mouvement ultraconservateur Tea Party. Aujourd'hui, la droite et le Parti républicain instrumentalisent l'islamophobie pour mobiliser les troupes et recueillir des fonds.

«Nous avons un parti national qui attise la peur. Il parle de «reprendre notre pays». Ces paroles jettent de l'huile sur le feu, et c'est aussi une façon de pousser les gens à militer, à solliciter des dons. Les officiels du parti refusent de condamner ces paroles. C'est un phonème dangereux.»

M.Syed donne l'exemple de l'American Freedom Defense Initiative, un groupe fondé à Orange County en 2006 avec un budget de 8000$. «Cinq ans plus tard, l'organisation a un bureau à New York, des employés permanents et un budget annuel de 2 millions de dollars.»

L'American Freedom Defense Initiative prône les libertés individuelles et critique l'islam, aux États-Unis et ailleurs. Ses prises de position sont controversées: en juin, l'organisation a lancé une campagne pro-Israël dont le slogan était: «Dans toute guerre entre l'homme civilisé et le sauvage, soutenez l'homme civilisé. Soutenez Israël. Combattez le djihad.»

La Ligue anti-diffamation, organisme fondé par le B'nai B'rith, considère l'American Freedom Defense comme un groupe haineux.

Jointe par courriel, Pamela Geller, cofondatrice du groupe et chroniqueuse à Fox News, nie être contre l'islam. «Nous défendons la liberté religieuse et les droits de tous. Personne n'a le droit d'avoir des passe-droits, d'être dans une classe à part», écrit-elle.

Elle ne croit pas que tous les musulmans américains constituent une menace mais voudrait que les musulmans critiquent leur propre communauté plutôt que de se poser en «victimes».

«Les mosquées aux États-Unis enseignent la haine et la violence. Tant que les musulmans ne dénonceront pas cette situation, c'est impossible de distinguer les gens de bonne foi des suprématistes.»

Quant à l'utilisation du mot «sauvages» pour désigner les Palestiniens, Mme Geller ne regrette rien.

«Quiconque célèbre la mort d'innocents perd sa place à la table de l'humanité. Le mot «sauvage» est bien choisi. Le fait qu'il vous choque confirme mon opinion: dire la vérité est maintenant considéré comme un discours haineux.»

Contre-manifestations

La hausse des incidents islamophobes a poussé bien des jeunes musulmans à réagir. Sur le Net, plusieurs sites dénoncent les actes et les discours anti-islam. C'est le cas de Loonwatch.com, lancé en 2009 par une douzaine de personnes qui veulent garder l'anonymat par crainte des représailles.

L'un des fondateurs a dit à La Presse qu'il s'attendait à un renforcement des sentiments islamophobes. «Bien des chrétiens conservateurs se font dire jour après jour que les musulmans veulent «s'emparer» des États-Unis, dit-il. Ils font de plus en plus de bruit avec leur opposition à l'islam et aux musulmans. Ils ne s'en cachent plus: ils sont là pour «combattre l'Islam».»

Philip Seib estime quant à lui que les actions pour interdire les mosquées sont une atteinte inacceptable aux valeurs fondamentales de la Constitution et doivent être contrées. «Cela dit, ajoute-t-il, je ne crois pas que l'Américain moyen soit représenté dans ces groupuscules extrémistes. Je crois que les gens sont probablement plus méfiants que haineux envers les musulmans. Les groupes extrémistes croient en leur cause, mais la population en général ne semble pas emboîter le pas.»

Devant cette offensive de la droite, des musulmans font front commun... avec leurs voisins.

Le 18 mars dernier, un groupe de musulmans de Villa Park a manifesté devant l'hôtel de ville pour dénoncer les propos incendiaires de la conseillère Deborah Pauly. Environ 600 personnes ont participé à cette manifestation, dont des juifs, des catholiques, des Latino-Américains et même de jeunes marines, qui voulaient montrer leur appui.

La manifestation avait été organisée par Nadia Hassan, jeune mère de famille qui avait été particulièrement offensée par les propos de la conseillère Pauly. «Mon père est marine et a combattu à la guerre de Corée, explique-t-elle. Il est fier des marines, fier d'avoir servi son pays. D'entendre une élue invoquer les marines de cette façon était une double insulte pour moi.»

La récente virulence des manifestations anti-islam est inédite et n'est pas enracinée dans une culture d'exclusion à Orange County, dit MmeHassan. «Orange County est très multiethnique. J'ai grandi dans une rue où nos voisins étaient catholiques, juifs, etc. Tout le monde se connaissait. Les enfants jouaient ensemble. Je n'ai jamais rien senti de méchant ou de blessant avant aujourd'hui.»

Adel Sayed est du même avis. Responsable des relations gouvernementales au Conseil des relations islamiques américaines à Los Angeles (CAIR-LA), il a grandi à Orange County et n'a jamais senti qu'il était considéré comme «l'ennemi».

«Je crois que l'effet de groupe donne à certains le courage d'exprimer leur rage. Avec cette histoire de mosquée à Ground Zero et l'opposition qu'elle a suscitée, on dirait que le ton a changé. C'est devenu O.K. de réunir une foule et de crier contre les musulmans.»

Quand il était président, George W. Bush envoyait un message clair: il était en guerre contre les extrémistes.

«Aujourd'hui, il n'y a plus de chef chez les conservateurs, alors toutes sortes de propos circulent. Personnellement, j'ai déjà été la cible de commentaires désobligeants ici et là, mais de voir les gens manifester contre moi, c'est complètement autre chose. Pour la première fois, j'ai vu le côté sombre de l'Amérique.»

Dix ans après les attaques du 11septembre, le sentiment anti-islam est donc plus présent en Amérique. Et les musulmans américains s'attendent à voir ce courant prendre de l'importance dans les prochaines années.

Nadia Hassan croit que les élections présidentielles de 2012 donneront lieu à des débordements. «Ce sera à nous, et aux gens de conscience, de nous lever et de combattre l'intolérance», dit-elle.

Adel Sayed, lui, prend la chose avec philosophie: «Je ne suis pas en colère contre ces gens. Dans l'histoire américaine, toutes les minorités sont passées par là. Les catholiques, les juifs, les Italiens, les Irlandais, les Japonais... C'est comme un rite de passage.»

Un président musulman?

Un musulman pourrait-il être élu à la tête des États-Unis? La chose est pour le moment peu probable, mais d'autres options le sont encore moins. Selon un sondage PEW réalisé plus tôt cette année, 45% des Américains disent qu'ils seraient peu susceptibles de voter pour un candidat musulman. Or, cette proportion grimpe à 61% dans le cas d'un candidat athée.