L'Élysée a-t-il fait espionner élus et journalistes pour défendre les intérêts du président sortant Nicolas Sarkozy? La question taraude le camp socialiste qui espère faire toute la lumière sur ce sujet explosif alors que les langues se délient, explique notre journaliste à Paris.

Plusieurs membres de l'élite politico-médiatique française, dont des membres haut placés du gouvernement sortant, sont convaincus d'avoir été espionnés au cours des dernières années.

La peur était si répandue que plusieurs ministres retiraient systématiquement la pile de leur téléphone lors de rencontres sensibles par crainte de voir leur appareil utilisé à distance comme un micro, selon des témoignages recueillis par La Presse.

Dans un livre paru en janvier, L'espion du président, trois journalistes accusent l'ancien dirigeant de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) Bernard Squarcini d'avoir multiplié les opérations illégales de surveillance et d'écoute à la demande de l'Élysée.

L'agence de renseignements a été «instrumentalisée» au profit de l'ancien président, affirment les auteurs, qui nomment l'ancien secrétaire général de l'Élysée Claude Guéant comme le coordonnateur de ces pratiques.

Des allégations catégoriquement démenties par les principaux intéressés, qui ont dénoncé l'ouvrage. L'avocat de M. Squarcini, Patrick Maisonneuve, a porté plainte en diffamation contre les auteurs. Hier, il a réitéré en entrevue que la DCRI «n'a pas» contourné la loi sous la direction de son client.

Cet affrontement judiciaire n'a pas mis un terme aux allégations d'écoutes illégales au sein de la classe politique.

La peur du cellulaire

Marie-Célie Guillaume, auteure d'un récent roman à clé présentant les coulisses de la vie politique dans les Hauts-de-Seine, base historique de l'ex-président Nicolas Sarkozy, affirme avoir été placée sur écoute lorsque son patron, le président du conseil régional, était en conflit avec l'Élysée.

L'ancienne directrice de cabinet de Patrick Devedjian, ami de longue date de l'ancien chef d'État, affirme qu'un homme censé relayer un message du président lui a demandé de rappeler avec une ligne fixe «pour tromper les écoutes».

M. Devedjian, lors d'un autre épisode, lui a relayé par téléphone une mise en garde du président avec un sérieux qui s'expliquait apparemment par sa crainte d'être écoutée. Le président, désigné comme Le Monarque, «aurait dans l'heure le script détaillé de leur conversation téléphonique», explique l'auteure.

Mme Guillaume a affirmé en entrevue que M. Devedjian devait faire l'objet d'écoutes téléphoniques. «Si moi, je l'étais, il l'était certainement», dit-elle. Le politicien a refusé d'être interviewé par La Presse.

Crainte partagée

La crainte des écoutes était «un sentiment très partagé, y compris au plus haut niveau, et pas seulement dans le camp adverse», affirme l'ex-directrice de cabinet, qui a rencontré plusieurs fois des ministres qui retiraient la pile de leur téléphone lors de rencontres.

Elle a précisé qu'elle «ne souhaitait accuser personne» et ne voyait aucun intérêt à porter plainte en justice. «Je ne pense pas que ça servirait à grand-chose pour moi. Et j'ai déjà assez d'ennuis comme ça», dit Mme Guillaume.

L'ancienne garde des Sceaux, Rachida Dati, s'est aussi plainte d'avoir fait l'objet d'une surveillance policière lorsqu'elle était soupçonnée par l'Élysée de faire circuler des informations dans les médias sur le couple présidentiel.

DSK sur écoute?

Didier Hassoux, l'un des coauteurs de L'espion du président, pense qu'il est tout à fait plausible que des ministres aient été espionnés à la demande de l'entourage du président.

«Ils étaient dans une logique de surveillance», souligne le journaliste du Canard enchaîné, qui relate qu'un ministre avec qui il échangeait régulièrement insistait pour que les communications se fassent sur ligne fixe, plus difficile à mettre sur écoute.

Plusieurs membres de l'opposition craignaient aussi d'être surveillés. Antoine Guiral, journaliste au quotidien Libération, affirme que l'ancien poids lourd socialiste Dominique Strauss-Kahn (DSK) pensait être surveillé et multipliait les précautions, alors qu'il était toujours un candidat pressenti à l'élection présidentielle.

Lors d'une rencontre off précédant ses ennuis avec la justice dans l'affaire du Sofitel au printemps 2011, il a déclaré qu'il se «méfiait» de Claude Guéant et a demandé que les journalistes présents laissent leur téléphone portable à l'entrée. Il a aussi déclaré qu'il s'inquiétait de l'efficacité d'un téléphone crypté fourni par le Fonds monétaire international, relate M. Guiral.

Selon L'espion du président, M. Strauss-Kahn avait confié à un commissaire de police la responsabilité de trouver des téléphones sécurisés pour ses proches collaborateurs et lui. Ironiquement, ce même commissaire se serait ensuite trouvé sur écoute dans une affaire de proxénétisme pour laquelle l'ancien dirigeant socialiste est aujourd'hui mis en cause.

Les médias suspicieux

Des journalistes affirment aussi avoir été espionnés illégalement. Le site d'information Mediapart, qui a dévoilé plusieurs affaires embarrassantes pour le président et son entourage, affirme que deux de ses enquêteurs ont été espionnés. Et que les actionnaires ont été ciblés en vue de trouver des éléments pour «déstabiliser» la publication. Une plainte a été déposée, sans résultat pour l'instant.

«La justice va d'un pas de sénateur», ironise son directeur, Edwy Plenel, qui a eu maille à partir avec les services de renseignements par le passé. Il figure parmi les 150 personnes qui ont été placées illégalement sur écoute à la demande de l'ex-président socialiste François Mitterrand, au milieu des années 80, et a joué un rôle-clé dans l'éclatement du scandale.

Le quotidien Le Monde a aussi accusé publiquement en 2010 l'Élysée d'avoir fait espionner un de ses journalistes en vue d'identifier une source qui coulait des informations embarrassantes sur une affaire alléguée de financement illégal.

Une plainte a été déposée en justice et rapidement classée avant qu'une juge d'instruction soit chargée du dossier. Elle a obtenu la preuve que la DCRI avait demandé à l'opérateur téléphonique Orange la liste des appels du journaliste - les «fadettes» - pour identifier son contact. L'ex-dirigeant de la DCRI Bernard Squarcini, congédié cet été par le nouveau gouvernement socialiste, a été mis en examen dans cette affaire. «Je suis à la tête d'un service très sensible qui ne fait pas n'importe quoi. Il y a sans doute autant de fonctionnaires de droite que de gauche et un contrôle hiérarchique permanent», a assuré en février dernier à la revue L'Express celui que les médias surnomment le Squale.

Vers une loi anti-espionnage

Jean-Jacques Urvoas, qui est responsable des questions de sécurité au sein du Parti socialiste, a déposé à la même époque une proposition de loi destinée à durcir les sanctions pour toute forme d'espionnage téléphonique à des fins politiques. «Elle n'a même pas été inscrite à l'ordre du jour, ce qui était prévisible. C'était une façon de dire qu'on ne laisserait pas passer n'importe quoi dans le cadre de la présidentielle», explique l'élu en entrevue.

Lui-même retirait la pile de son téléphone lors de réunions auxquelles il participait à la fondation Jean-Jaurès, important groupe de réflexion socialiste.

«C'était plutôt par habitude que par peur réelle d'être écouté... Je ne suis pas paranoïaque. Et je n'ai pas la prétention de penser que ce qu'on disait méritait vraiment une telle attention», dit-il. L'évocation des écoutes est souvent, selon lui, une manière de se donner de l'importance.

La commission des lois de l'Assemblée nationale, que préside M. Urvoas, a annoncé à la mi-juillet la création d'une mission d'information chargée de revoir le «cadre juridique» dans lequel évoluent les services de renseignements. Les audiences pourraient permettre de voir plus clair dans les allégations d'écoutes.

«Je ne peux pas être sûr de ce qui s'est vraiment passé. Mais il est arrivé souvent en France que le pouvoir se laisse aller à des facilités que l'éthique aurait dû lui interdire», souligne-t-il.