En poursuivant son enquête sur la mort de 11 ingénieurs français tués au Pakistan en 2002, la justice révèle graduellement les dessous tentaculaires d'une importante vente de matériel militaire. Et des détails potentiellement embarrassants pour l'occupant de l'Élysée, rapporte notre journaliste.

La France a-t-elle précipité la mort de 11 de ses ressortissants en mettant le holà au versement de juteuses commissions prévues dans le cadre de la vente de sous-marins nucléaires au Pakistan?

L'interruption des paiements, décidée par le président Jacques Chirac peu après son arrivée au pouvoir en 1995, visait-elle à éviter qu'une partie des sommes continuent de revenir au pays sous forme de «rétrocommissions» ayant pu servir, entre autres, à alimenter la campagne de son adversaire de droite au scrutin, Édouard Balladur?

Le président français Nicolas Sarkozy, qui était porte-parole de M. Balladur à l'époque des faits, a qualifié l'année dernière le scénario esquissé par ces questions de «fable» ridicule et grotesque.

Mais il gagne en crédibilité à mesure que les juges d'instruction affectés à «l'affaire Karachi» accumulent les témoignages, au point de placer l'Élysée et plusieurs figures politiques d'envergure sur la défensive.

Lorsqu'un attentat a frappé en février 2002 un autobus transportant des ingénieurs de la Direction de la construction navale (DCN) française travaillant dans la ville pakistanaise, tuant 15 personnes, l'hypothèse d'Al-Qaïda s'était rapidement imposée aux esprits.

Trois militants islamistes ont été accusés, moins d'un an plus tard, d'être les responsables du carnage. Condamnés à la peine de mort, ils seront finalement relaxés en appel en 2009 faute de preuves concluantes.

Forts soupçons

L'avocat des familles des victimes, Olivier Maurice, affirme la même année avoir eu l'assurance de magistrats français que la piste Al-Qaïda est abandonnée au profit de celle de l'interruption des commissions. Les destinataires prévus auraient, dit-il, orchestré l'attentat pour souligner leur insatisfaction aux autorités françaises.

La piste s'est trouvée étayée la semaine dernière par le dévoilement du compte rendu de l'audience de l'ex-ministre de la Défense de Jacques Chirac, Charles Millon, qui dit avoir été chargé par le président de faire cesser les versements de commissions.

«Pour le contrat pakistanais, au vu des rapports des services secrets et des analyses qui ont été effectuées par les services du ministère, on a eu une intime conviction qu'il y avait eu rétrocommissions», a-t-il déclaré, selon le quotidien Le Figaro.

M. Millon a précisé qu'il rendait régulièrement compte de ses travaux à l'ex-premier ministre Dominique de Villepin, qui était à l'époque secrétaire général de l'Élysée.

Rebondissant dans les médias, M. de Villepin a déclaré vendredi dernier que l'Élysée avait à l'époque de forts «soupçons» relativement au versement de rétrocommissions mais qu'il «n'y avait pas de preuve formelle». Il a affirmé qu'il n'y avait aucun lien, à sa connaissance, entre l'arrêt du versement des commissions et l'attentat de 2002.

Un autre témoin, Michel Mazens, ex-cadre de l'industrie militaire, a affirmé récemment qu'il avait été averti par un dirigeant de la DCN que l'interruption des commissions pourrait «faire courir des risques au personnel».

«Impliquer» Sarkozy

Sa déclaration a fait bondir les familles des victimes, qui ont annoncé leur intention de porter plainte pour «homicide involontaire» contre Jacques Chirac et Dominique de Villepin. Les deux hommes auraient, maintiennent-ils, favorisé l'attentat en faisant cesser les paiements sans tenir compte des conséquences possibles.

«Nos pères ne sont pas morts pour la France mais à cause de la France», accuse Magali Drouet, fille de l'un des ingénieurs tués.

Les familles reprochent par ailleurs au président actuel et à son entourage de bloquer la divulgation de documents sensibles par crainte que les magistrats finissent par confirmer un financement illégal de la campagne d'Édouard Balladur.

Le secrétaire général de l'Élysée, Claude Guéant, a assuré en fin de semaine que l'affaire Karachi ne concerne «en rien» Nicolas Sarkozy. Il a déploré que les détracteurs du président tentent de «l'impliquer» par des «insinuations» sans fondement.