Les Cubains bavards ne sont pas différents des autres: l'internet leur offre une formidable occasion de se faire entendre, et ils sont désormais de plus en plus nombreux à s'en emparer. L'une des pionnières s'appelle Yoani Sánchez. Depuis 2007, cette délicate trentenaire à la longue natte noire raconte dans son blogue les frustrations du quotidien cubain. Un recueil de ses chroniques sera lancé cette semaine à Montréal, mais elle n'a pas eu la permission de quitter le pays pour venir le présenter. La Presse est donc allée à sa rencontre.

«J'habite une utopie qui n'est pas la mienne. Mes grands-parents ont fait le signe de croix devant elle, et mes parents lui ont donné leurs meilleures années. Moi, je la porte sur mes épaules sans pouvoir m'en débarrasser.»

Yoani Sánchez a écrit ces phrases en 2008. En cette soirée d'octobre 2010, dans un café en face du grand cimetière Cristóbal Colón, elle persiste et signe.

Yoani Sánchez, 35 ans, est la blogueuse la plus connue de Cuba. Depuis 2007, des millions de personnes dans le monde suivent Generación Y, maintenant traduit en 19 langues. Elle a reçu, notamment de l'Espagne et des États-Unis, des prix prestigieux de journalisme. Le magazine Time, en 2008, l'a nommée parmi les 100 personnalités les plus influentes dans le monde et, l'année suivante, a cité son blogue comme l'un des 25 meilleurs du monde.

Mais curieusement, Yoani Sánchez n'est pas une superstar dans son pays. Nombre de Cubains interrogés ne la connaissent pas, ou vaguement. Raison principale: l'accès internet est encore limité et coûteux - seulement 1% des Cubains en bénéficient - et son blogue, signé de son vrai nom et où l'on voit sa photo, est parfois inaccessible dans l'île.

Qu'importe, dit Yoani, ses chroniques arrivent tout de même à se frayer un chemin jusqu'aux lecteurs cubains. «Ceux qui y ont accès les impriment ou les mettent sur CD et les distribuent à d'autres», dit-elle. Un recueil a été publié en Espagne et une nouvelle version en français sera lancée cette semaine au Québec (Éditions Michel Brûlé).

Ce que ses lecteurs peuvent y lire? Des instantanés de la vie ordinaire cubaine, comme la visite à l'hôpital de la mère d'une amie (où elle doit tout apporter, de l'oreiller aux produits ménagers pour nettoyer la salle de bains crasseuse et, évidemment, les médicaments), ou une longue file d'attente au marché, au bout de laquelle il n'y aura pas de légumes à rapporter à sa famille.

Et beaucoup de réflexions sur la situation politique de son pays, sur l'espoir suscité par l'arrivée de Raúl Castro et le désenchantement qui a suivi, sur l'avenir qui attend les trentenaires et jeunes parents comme elle, qui est mère d'un garçon de 11 ans. «J'ai trouvé ma voix», dit-elle, en ajoutant qu'elle s'est tue pendant 32 ans avant de découvrir les blogues.

Mais sa prise de parole n'est pas sans risque. Sa famille a reçu des insultes et des menaces. «On m'a écrit pour dire que mon fils ne devait plus aller à l'école avec ses chaussures rouges. Ce jour-là, il portait ses chaussures rouges.»

A-t-elle songé à arrêter? «Ce n'est pas possible. Mon expérience cubaine m'a montré que, lorsqu'on arrête, on est plus faible. On ne nous pardonnera jamais d'avoir du courage.»

«Mais je ne veux pas avoir le rôle de la victime. Je pense que le mouvement des blogues à Cuba a ouvert une brèche qu'on ne peut pas refermer.»

Autour de la table du café, Claudia Cadelo et Orlando Luis Pardo acquiescent. Eux aussi ont choisi le blogue comme moyen d'expression. Ils n'ont pas la renommée internationale de Yoani, mais ils en bénéficient. «Si l'internet était plus accessible, il y aurait des centaines de blogues», dit Orlando. Le phénomène porte même un nom: «blogostroïka», en référence à la perestroïka, ce célèbre programme de réforme de l'économie soviétique.

Si le présent est émaillé de frustrations, Yoani croit que son fils vivra dans une Cuba bien différente de la sienne. Déjà, dit-elle, il reconnaît à peine la barbe de Fidel Castro et ne s'intéresse guère à la politique. Elle s'en réjouit: «Si l'apathie ne prépare pas à la rébellion, elle ne prépare pas non plus au fanatisme.» «Son avenir sera sans doute meilleur parce que sa génération ne croira pas ce qu'on lui raconte. Je rêve qu'un jour mes petits-enfants me diront: «Grand-mère, comment il s'appelait, déjà, ce monsieur dont tout le monde parlait?»»

Cuba libre, vivre et écrire à La Havane,

Yoani Sánchez, Éditions Michel Brûlé, 320 pages, 21,95$

Sur le web

Yoani Sánchez: www.desdecuba.com/generaciony

Claudia Cadelo: octavocerco.blogspot.com

Orlando Luis Pardo: orlandoluispardolazo.blogspot.com

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La télévision plutôt que la prison

Rafael Hernández n'aimerait rien plus qu'en découdre publiquement avec Yoani Sánchez. Le directeur de la revue Temas, financée en partie par l'État cubain, regrette que le régime ne permette pas encore? d'inviter sur le plateau de la télévision nationale les dissidents du régime pour contredire leurs propos. Il a une bien piètre opinion des écrits de Yoani Sánchez, qu'il qualifie de «propagande». Il accuse la jeune femme de disposer de ressources techniques de pointe et d'un financement étranger (lire: des États-Unis, qui seraient prêts à tout pour faire tomber le régime), ce qui enlève à ses yeux toute crédibilité à sa démarche. Les autres dissidents et elle «n'ont pas de programme politique crédible. Ils parlent d'ouverture du marché, de liberté, mais ne proposent pas comment le faire». C'est pourquoi il ne faut pas envoyer les dissidents en prison, mais à la télévision «pour les forcer à s'expliquer» et laisser les Cubains juger. «J'aimerais avoir autant de diffusion à l'étranger que ce dont disposent les dissidents», dit-il.