Quand on lui demande si elle vend Jasad, Farah, qui tient une minuscule librairie dans le quartier sunnite de Tarik Jdidé, hésite un court instant, puis va fouiller sous une pile de magazines féminins. Elle brandit deux exemplaires du fameux magazine, sous cellophane, avec l'autocollant vert «pour adultes seulement».

«Les exemplaires étaient dehors, mais à cause des remarques du voisinage, je les ai rentrés à l'intérieur», raconte la vendeuse. Rien à voir avec la couverture de Playboy, entièrement couverte par un plastique noir, mais depuis sa sortie il y a quelques mois, Jasad fait des vagues au pays du Cèdre.

 

Le trimestriel se définit comme un magazine spécialisé dans les littératures, les sciences et les arts du corps. «La dimension érotique et sexuelle y est très présente», explique la créatrice de la revue, Joumana Haddad, également poète et journaliste au quotidien libanais An Nahar.

«Le corps érotique a été kidnappé dans notre culture depuis trop longtemps. C'était très important de publier le magazine en langue arabe, car les gens parlent facilement du corps en anglais ou en français, mais rarement en arabe, cela fait partie de notre schizophrénie», poursuit Joumana Haddad.

Le critique de cinéma de la revue, Hawick Habechian, s'est surpris lui-même en écrivant l'un de ses articles: «Pour traduire les noms des organes sexuels en arabe, j'ai dû aller chercher dans le dictionnaire!»

Fétichisme et cannibalisme

Des extraits de recueils anciens, qui parlent très librement du corps, sont publiés dans chaque numéro. Dans le premier exemplaire, Le jardin parfumé, un ouvrage du XIIIe siècle publié par le Cheikh Nefzaoui, s'est fait une nouvelle jeunesse.

Le texte énumère toutes les sortes de phallus avec des détails croustillants. Le sommaire de Jasad ne fait d'ailleurs pas dans la dentelle. Il y est question de fétichisme du pied, d'homosexualité, du pénis dans toutes ses dimensions, de violence conjugale ou même de «cannibalisme, nouvelle religion?».

Le magazine contient également une rubrique «Ma première fois», où une personnalité raconte sa première expérience sexuelle. Et les dessins, peintures ou photos qui illustrent Jasad sont plus qu'évocateurs.

Évidemment, au Liban, certains sont un peu tombés des nues en découvrant le nouveau venu. «Il y a eu de fortes protestations des autorités religieuses chrétiennes et musulmanes et je reçois ma dose quotidienne d'insultes. On m'accuse de corrompre les nouvelles générations et d'importer des valeurs occidentales», raconte Mme Haddad.

Les Saoudiens apprécient

Pour éviter les mauvaises surprises avec un éditeur qui aurait pu décider de censurer le contenu de Jasad, Joumana a créé sa propre maison d'édition il y a un an et demi. La poète est aussi passée à travers les mailles de la censure officielle.

«Quand j'ai demandé la licence, j'ai seulement dit que je voulais créer une revue culturelle, sans donner de détails.» La journaliste a financé le magazine de sa poche, à hauteur de 50 000$. Depuis, elle compte sur les revenus des ventes pour continuer l'aventure, car la publicité répond aux abonnés absents.

«Cela fait six mois que j'essaye de négocier avec les régies publicitaires. Ils ont joint des clients, mais jusqu'ici, ils refusent de s'afficher dans Jasad de peur de perdre des marchés dans les pays du Golfe», lâche Mme Haddad.

Heureusement, les ventes marchent bien pour un magazine qui s'adresse avant tout à une élite: 5000 exemplaires écoulés pour le premier numéro, 4000 imprimés pour le second. Curieusement, les abonnements ont le plus trouvé preneur... en Arabie Saoudite, alors que le magazine y est interdit et qu'il arrive clandestinement par courrier postal!