Cour d'école déserte ou remplie d'élèves aux sacs pleins de nouvelles fournitures : à chaque rentrée scolaire, les profondes disparités économiques de la société haïtienne transparaissent, mais, suite aux trois jours d'émeutes début juillet, la crise sociopolitique affecte toutes les familles, sans distinction.

Signe qui ne trompe pas, le frère Augustin Nelson a ainsi commencé son discours de rentrée en appelant le millier d'enfants rangés dans la cour à prier et penser au contexte social difficile.

« Plus le temps passe, plus les difficultés augmentent », atteste le directeur du collège Canado-Haïtien à Port-au-Prince. « La situation sociale se dégrade énormément et, sur le plan politique, on ne dira pas que c'est le chaos, mais les choses ne marchent pas correctement » s'inquiète le religieux à la tête de cet établissement d'enseignement catholique parmi les plus réputés du pays.

Haïti a connu début juillet trois jours d'émeutes provoqués par une tentative d'augmenter les prix des carburants. Le gouvernement, contraint à la démission une semaine plus tard, n'a toujours pas été remplacé alors que les manifestations contre la corruption se multiplient.

80 % des écoles sont privées

Jamais l'État haïtien n'a été en mesure de prendre en charge l'éducation des enfants : aujourd'hui 80 % des écoles du pays sont privées et donc entièrement financées par les parents.

« Le coût annuel ici ne dépasse pas 100 000 gourdes (1900$), ça n'est pas exorbitant. Ça serait jouable si le pays pouvait offrir du travail où les parents gagnent dignement leur vie » reconnaît M. Nelson.

Salle de musique, bibliothèque, enseignants en nombre suffisant, discipline stricte... Ces écoles privées prestigieuses attirent les parents par leur cadre pédagogique, sans équivalence dans le secteur public.

À l'inverse, sans eau courante ni électricité, l'établissement primaire que dirige Lucien Jean-François peine à offrir aux élèves un environnement digne.

« Au cours de la journée, la moitié de la salle de classe se retrouve en plein soleil. Le vent perturbe aussi la classe et quand il pleut, c'est tout un problème » se désole le directeur de l'école nationale de Tabarre, au coeur de l'aire métropolitaine de Port-au-Prince.

Cette école publique avait été détruite lors du séisme de 2010 et les structures provisoires n'ont pas encore été remplacées par des constructions pérennes. Seul un muret d'à peine un mètre de haut délimite donc encore les salles de classe.

Le gouvernement avait annoncé des dons de matériel pour les écoles d'État, mais, à Tabarre, la rentrée s'est tenue sans qu'un livre n'ait été distribué.

« Chaque année, les autorités disent qu'ils vont donner des uniformes gratuits et des livres », regrette Lucien Jean-François.

À son poste depuis 2003, jamais il n'avait vécu de rentrée aussi préoccupante que celle de lundi : seule une cinquantaine d'élèves se sont présentés, sur les plus de 600 inscrits.

« J'ai reçu aujourd'hui beaucoup plus de parents que d'enfants : ils n'ont pas l'argent pour payer l'uniforme et les souliers alors ils sont venus me demander si j'avais reçu quelque chose de l'État » témoigne-t-il.

Soixantaine par classe

Malgré le délabrement de l'école, les demandes d'inscriptions sont toujours supérieures aux places disponibles, car l'État prend en charge les frais d'inscription pour les écoles primaires du secteur public.

« Nos salles de classe manquent de bancs : on ne va pas inscrire un enfant si, toute l'année, il devra être debout ou bien assis par terre. On est en plein XXIe siècle, on ne peut continuer avec un tel traitement » tranche Isaac Paul, adjoint au directeur de l'école de Tabarre.

Au maximum de sa capacité, quand les parents ont réussi à financer l'uniforme et les chaussures, les professeurs ont parfois plus d'une soixantaine d'élèves devant eux, la majorité sans livre ni cahier.

Dans ces conditions, la réussite scolaire relève de l'exploit et c'est ce qui alarme un ancien ministre haïtien de l'éducation.

« Avoir 90 % de taux de scolarisation ne veut rien dire. Le plus scandaleux est de savoir que seuls 3 % des élèves achèvent les cycles primaire et secondaire sans échec ou abandon » alerte Nesmy Manigat, en poste de 2014 à 2016.

« Sans réforme, l'école haïtienne construit un apartheid grandissant », conclut-il.