Quand il s'est présenté au poste de président des Philippines, Rodrigo Duterte a promis de « tuer 100 000 criminels et d'envoyer leur corps dans la baie de Manille ». Depuis son accession au pouvoir il y a cinq mois, il a lancé une guerre à la drogue qui a déjà fait 2500 morts. Ce bilan a été compilé par une équipe de journalistes d'enquête philippins qui a décidé de répondre par les faits au vacarme des armes.

« Il a été abattu après avoir résisté à son arrestation. »

À force de voir la même explication utilisée chaque fois que les policiers philippins tuent un présumé criminel lié au trafic de drogue, les journalistes de la chaîne télé ABS-CBN ont eu la puce à l'oreille.

L'équipe d'enquête, qui compile tous les morts de la guerre à la drogue du président Rodrigo Duterte depuis son arrivée au pouvoir en juin dernier, trouvait bien étrange cette résistance à l'arrestation que tous les rapports policiers corroboraient.

Gigi Grande, un des journalistes chevronnés de l'équipe, explique que ses collègues et elle ont décidé d'enquêter plus en profondeur sur 50 des cas qu'ils avaient en main.

« La plupart des personnes abattues venaient de familles pauvres et, selon les témoins, elles n'ont pas résisté à leur arrestation. » - Gigi Grande

« Certaines suppliaient de rester en vie quand elles ont été abattues. On a mis à d'autres des menottes avant de les abattre », raconte la journaliste, qui était de passage à Montréal la semaine dernière à l'invitation de l'ambassade du Canada aux Philippines.

En tout, selon la chaîne où travaille Mme Grande, 2500 personnes ont été tuées depuis que Rodrigo Duterte a pris les rênes du pays, le 30 juin dernier. De ce nombre, 57 % sont mortes lors d'opérations de la police et 35 % ont été tuées par des groupes non identifiés.

Mme Grande refuse d'accuser le gouvernement d'exécutions arbitraires. « Notre travail de journalistes était de démontrer qu'il y avait matière à inquiétude. Pour décréter que ce sont des exécutions arbitraires, ça demande une enquête plus approfondie », dit-elle humblement.

MILITANTS ET JOURNALISTES MENACÉS

Les défenseurs des droits de l'homme du pays sont venus à la rescousse. Aujourd'hui, ils demandent des comptes au président Duterte sur cette guerre controversée.

La semaine dernière, le nouveau président philippin leur a répondu avec hargne et a menacé de faire d'eux des cibles. « Les militants des droits de la personne disent que je tue trop. Si je dis : "je vais arrêter", les drogués et les trafiquants vont se multiplier », a dit le président philippin.

« Quand ce sera le temps de la récolte, davantage d'entre eux vont mourir et je vais inclure dans le lot [les militants] parce qu'ils les ont laissés se multiplier. » - Rodrigo Duterte

Malgré ces menaces, qui s'étendent aussi aux journalistes, Gigi Grande et ses collègues gardent le cap et continuent d'utiliser le quatrième pouvoir pour surveiller de près les activités du gouvernement. Les Philippines, ajoute-t-elle, ont longtemps pu se targuer d'avoir la presse la plus libre de toute l'Asie après la fin de la dictature de Ferdinand Marcos. « Malheureusement, ce n'est plus le cas. Au moins 228 journalistes ont été tués depuis 1986 », remarque-t-elle.

Lorsque, en campagne, Rodrigo Duterte a menacé de s'en prendre aux reporters et commentateurs qui lui manquent de respect, le Syndicat national des journalistes des Philippines est monté au créneau pour défendre ses troupes. « Depuis qu'il est arrivé au pouvoir, aucun journaliste n'a été tué, note Mme Grande. Nous faisons face à plusieurs défis. »

Plusieurs de ses collègues ont été pris à partie et agressés physiquement par des groupes de partisans du président. Pour sa part, le leader du pays ne manque pas une occasion d'insulter les journalistes qui lui tiennent tête. « Les journalistes qui interrogent le président sont humiliés quotidiennement par ce dernier lors des conférences de presse qui sont diffusées en direct à la télévision. Je ne peux pas imaginer qu'un journaliste ne craint pas de poser une question difficile, note Mme Grande. Mais nous devons continuer. Il y a des questions qui doivent être posées. »

RODRIGO DUTERTE EN TROIS CITATIONS

SUR BARACK OBAMA QUI VOULAIT ABORDER LA QUESTION DE LA GUERRE À LA DROGUE :

« Pour qui il se prend ? Je ne suis pas un pantin des États-Unis. Je suis le président d'un pays souverain et je n'ai pas à répondre à personne d'autre qu'aux Philippins eux-mêmes... Fils de pute, je vais t'injurier. »

À UN JOURNALISTE QUI L'A INTERROGÉ SUR SA SANTÉ : 

« Est-ce que je vous demande comment va le vagin de votre femme ? S'il sent mauvais ou non ? Si elle a une vaginite ? Allez, je veux un rapport complet. »

EN CAMPAGNE ÉLECTORALE, LORSQU'IL A ÉTÉ INTERROGÉ SUR LE FAIT QUE 176 JOURNALISTES ONT ÉTÉ TUÉS AUX PHILIPPINES DEPUIS 1986 :

« La liberté de la presse ne peut pas être absolue. La Constitution ne peut pas vous protéger si vous manquez de respect à quelqu'un. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Gigi Grande, journaliste de la chaîne télé ABS-CBN

Photo Vincent Thian, archives Associated Press

Rodrigo Duterte, président des Philippines