Une jeune Indienne dupée, vendue et forcée de se prostituer dans un bordel à New Delhi, en Inde. Puis, sauvée lors d'un raid mené par une ONG. Un scénario de film de Bollywood ? Non, plutôt une histoire qui est loin d'être une exception. Notre journaliste fait le point sur le fléau que représente le trafic sexuel en Inde.

Ana* a été vendue dans un bordel. Et c'est elle qui a payé le prix fort : elle vit aujourd'hui avec le sida. Cette Indienne, âgée de 27 ans, raconte son histoire dans les locaux de STOP, une ONG de New Delhi qui lutte contre le trafic et l'oppression des femmes et à qui elle doit la vie. Ses cheveux noirs brillent sur ses épaules frêles tandis que ses souvenirs assombrissent ses yeux de jais.

Lorsqu'elle a quitté sa ville natale pour New Delhi, quelque 1500 km plus loin, elle avait 15 ans. Sa famille était pauvre, son père était alcoolique. Un chauffeur de rickshaw, qu'elle considérait comme un « frère », lui promet alors un emploi dans la capitale. Il lui offre d'enseigner la couture pour 200 $ par mois. Un salaire élevé, sachant qu'aujourd'hui même, 270 millions d'Indiens vivent avec moins de 60 sous par jour.

À son arrivée à New Delhi, une femme l'accueille et la conduit dans un salon de beauté. On lui coupe les cheveux, l'enduit de crème de décoloration de la peau.

« Mais pourquoi changez-vous mon apparence ? »

Pour que tu sois belle pour tes élèves et n'aies pas l'air d'une villageoise, lui répond-elle, se souvient Ana.

En pleine nuit, elle est menée dans un immeuble. « Des dizaines de femmes peu vêtues dormaient sur le sol. Pas de matelas, rien. » On lui donne une chambre. Elle croit encore qu'elle enseignera la couture. Le matin, elle apprend que son travail n'a rien à voir avec les vêtements. Qu'elle est dans un bordel de la G.B. Road, le quartier chaud de New Delhi.

« J'ai pleuré. On m'a battue. On m'a forcée. »

Cette histoire n'est pas unique. « Les chiffres de ce commerce clandestin varient énormément, mais ça touche des milliers de filles et de femmes chaque année », dit Sankar Sen, coordonnateur de l'ouvrage de référence Trafficking in Women and Children in India.

Les trois quarts des propriétaires de bordels négocient avec des trafiquants pour obtenir leur « marchandise ». Certains déboursent à peine 200 $ pour une fille.

« L'ONG STOP a secouru environ 2000 personnes de bordels et quelque 2500 autres de quartiers pauvres ou d'ailleurs, des femmes comme des filles, exploitées ou susceptibles de l'être », estime Roma Debrabata, 67 ans. Elle a fondé l'organisation en 1998, mais son histoire a débuté en 1992 avec le cas d'une fillette bangladaise, vendue à l'âge de 10 ans, violée et exploitée sexuellement.

À la demande d'un avocat, Roma, professeure de littérature dans un collège de New Delhi, sert d'interprète à la jeune fille au procès de ses trafiquants. Lors d'une audience, l'enfant les identifie dans la salle. Ils se ruent vers elle. Roma se jette sur « sa fille » pour la protéger. Une aiguille la lacère dans le dos.

« Ils avaient une seringue, ils voulaient la tuer, l'empoisonner ! C'est moi qui ai été très malade. J'ai su à cet instant que je consacrerais ma vie à cette cause », dit Roma. Un sourire lumineux éclaire son visage joufflu surmonté de courts cheveux grisonnants.

Si STOP compte 33 employés aujourd'hui, ils étaient une poignée à ses débuts. Roma, qui a cessé d'enseigner récemment, a toujours été bénévole.

À l'aube des années 2000, STOP multiplie les raids dans les bordels et vient à collaborer avec la police. « C'était plusieurs fois par semaine et pas toujours pacifique », dit Roma. Issue d'une famille privilégiée, celle qui, jeune, était une ballerine pleine de promesses a appris à encaisser les coups.

Retrouver sa dignité

Ana se souvient de son sauvetage. « J'avais si peur de Roma. Au bordel, on nous mentait. On nous disait que c'était la "reine des trafiquantes" pour éviter qu'on collabore. J'imaginais le pire ! Mais Roma "mommy", aujourd'hui, c'est comme Dieu pour moi ! »

Ana a été réhabilitée dans la maison d'accueil de STOP. Celle-ci abrite aujourd'hui une cinquantaine de filles, exploitées ou susceptibles de l'être. Elles y sont soignées, scolarisées et reçoivent des formations professionnelles. On leur enseigne aussi le taekwondo, afin qu'elles sachent se défendre. STOP les aide à retrouver leur dignité. L'ONG s'investit aussi dans des quartiers pauvres afin de sensibiliser les habitants à la traite.

STOP effectue de moins en moins de raids dans les bordels. « Les trafiquants savent qu'ils sont surveillés, alors ils expérimentent sans cesse ailleurs, comme dans des hôtels ou des communautés résidentielles », affirme Roma.

Raid près de l'aéroport

Lors du passage de La Presse, c'est d'ailleurs dans un hôtel près de l'aéroport international de New Delhi que STOP a mené un raid. Trois Népalaises, début vingtaine, y étaient captives, leur a appris une organisation partenaire au Népal. Des trafiquants leur avaient promis des emplois à 1000 $ par mois dans un casino au Kenya. Elles ont envoyé un message de détresse quand elles ont compris que l'« enfer » les attendait, ont-elles raconté par la suite.

Ce raid s'est déroulé la nuit. Dans une cacophonie de klaxons typique à New Delhi, Roma, cinq employés, dont certains ont couvert leur visage, et des policiers se rendent à l'hôtel désigné. Un hôtel parmi d'autres, aux néons qui déchirent la noirceur. Une vaste réception, propre. 

« Où sont les jeunes femmes ? », tonne Roma, devant l'homme à l'accueil qui plaide innocent. Un registre falsifié indique qu'elles sont parties il y a trois jours. L'hôtel est partiellement fouillé. Elles sont retrouvées dans une chambre. Tout va bien. Mais STOP apprendra le lendemain qu'il y avait d'autres femmes à secourir. Ils reviendront bredouilles du deuxième raid.

Hébergées dans les locaux de STOP avant d'être rapatriées, les jeunes femmes surnomment vite Roma « mommy », comme des centaines d'autres.

* Le prénom a été changé pour préserver l'anonymat.

PHOTO MARIE-SOLEIL DESAUTELS, LA PRESSE

Le taekwondo est enseigné dans la maison d'accueil de STOP. Des cours de danse, d'esthétique, de coiffure, de musique, de théâtre, de restauration ou de conduite sont aussi au menu.

Un trafic des plus lucratifs

Le trafic humain est l'une des activités criminelles les plus lucratives. Sept victimes sur dix sont des femmes ou des filles, en majorité vendues à des fins sexuelles. En Inde, là où la condition féminine est l'une des plus difficiles au monde, les trafiquants fourmillent. De gros sous sont en jeu. Et beaucoup de victimes. Explications en quatre temps.

Une activité criminelle qui rapporte

Les chiffres sur le trafic humain diffèrent à cause de sa nature illicite et se confondent souvent avec ceux du travail forcé. Selon un rapport de l'Organisation internationale du travail publié en 2014, 21 millions de personnes dans le monde sont victimes de travail forcé dû à la servitude, au trafic ou à l'esclavage et 20 % d'entre elles sont exploitées sexuellement à des fins commerciales. Le travail forcé rapporte 150 milliards de dollars par année. L'exploitation sexuelle compte pour les deux tiers du total, soit 99 milliards. La majorité des victimes proviennent d'Asie.

La prostitution prospère

La prostitution en Inde n'est pas illégale, mais des activités connexes le sont, comme la sollicitation ou la tenue d'un bordel. N'empêche, en pratique, c'est une activité florissante. Le pays compterait plus de 2 millions de prostituées, dont au moins 25 % seraient des mineures. À New Delhi, les bordels tolérés de la G.B. Road, le quartier chaud, dénombreraient plus de 5500 prostituées. Mais ce chiffre ne représente que la pointe de l'iceberg du nombre de prostituées dans la capitale. Quant à la traite dans les bordels indiens, les trois quarts des propriétaires négocient avec des trafiquants.

Un trafiquant près de chez vous

Les trafiquants sont d'abord des voisins, des amis de la famille, des connaissances, d'anciennes victimes de trafic ou un amoureux. Ils trompent leurs victimes ou leur famille avec de fausses promesses d'emplois, de mariages, etc. Les gens ignorent souvent comment ils opèrent. Et ils frappent lorsque la vulnérabilité est à son sommet : pauvreté extrême, sécheresse, mousson ou séisme. Les plus actifs opèrent grâce à des réseaux organisés en bénéficiant de la corruption de policiers, d'agents frontaliers, etc.

Des victimes abordables

En promettant une vie meilleure, un trafiquant peut convaincre une famille pauvre de laisser aller sa fille pour 75 $. Si elle est jeune, c'est mieux : elle sera rentable plus longtemps et bien des clients croient qu'avoir du sexe avec une vierge les guérit des infections transmises sexuellement, dont le sida, ou accroît leur virilité. La pauvreté, la discrimination envers les femmes en Inde, l'analphabétisme, le manque de perspectives d'avenir et la marginalisation des castes inférieures amplifient le phénomène.

PHOTO MANAN VATSYAYANA, ARCHIVES AFP

Une victime présumée de trafic humain (à droite) est consolée par sa soeur après avoir été sauvée à Karnal, un village situé à quelque 100 kilomètres de New Delhi. Les femmes trafiquées subissent diverses formes d'esclavage et, pour la majorité, il s'agit d'exploitation sexuelle.

« La demande augmente »

Sankar Sen est le chercheur principal responsable du dossier des droits de l'homme à l'Institut des sciences sociales de New Delhi. Il est le coordonnateur de l'ouvrage de référence Trafficking in Women and Children in India, publié en 2005. L'expert répond aux questions de La Presse sur le trafic des femmes et des enfants à des fins d'exploitation sexuelle commerciale en Inde.

Où se produit ce type de trafic en Inde ? 

L'Inde se distingue en étant une source, une destination et un pays de transit pour le trafic. La majorité du trafic est national. Des villageoises sont forcées de se prostituer à des centaines de kilomètres de chez elles sans connaître la langue qu'on y parle, que ce soit à New Delhi, Calcutta, Bombay ou ailleurs. Indiennes, Népalaises, Bangladaises, etc. sont trafiquées ici, mais aussi au Moyen-Orient, en Afrique, en Occident, au Japon ou en Malaisie. Le trafic transfrontalier compte pour environ 20 %. L'Inde partage en tout près de 6000 km de frontières poreuses avec le Népal et le Bangladesh. Les victimes se retrouvent dans des bordels, des hôtels, des maisons d'hôtes, des résidences privées, des salons de massage, etc. C'est de plus en plus varié.

Comment ce trafic a-t-il évolué au cours des dernières années ? 

Ce trafic existe depuis longtemps en Inde. Mais la demande augmente et ça a empiré avec la mondialisation et la féminisation de la pauvreté. La population augmente - on est rendu à 1,25 milliard d'habitants - et c'est de plus en plus facile d'envoyer des filles d'un endroit à l'autre. C'est un commerce lucratif de milliards de dollars. La législation en vigueur n'est pas assez appliquée pour le réduire.

Est-ce que le gouvernement en fait assez ? 

Non, il n'y a ni volonté politique ni volonté administrative pour enrayer ce fléau. Il y a des actions, certes, comme les unités spéciales contre le trafic humain du Bureau central d'enquête, mais la traite n'est pas prioritaire. La police gère d'abord le terrorisme, les meurtres, les viols, etc. Le trafic est en bas de la liste. Et la loi sur la prostitution est problématique : des victimes de trafic forcées de se prostituer se retrouvent souvent pénalement responsables. En comparaison, les maîtres d'oeuvre du trafic et les tenanciers de bordels s'en tirent bien. La loi n'est pas assez appliquée et quand elle l'est, c'est contre les femmes !

Qu'advient-il des victimes de trafic sexuel ? 

Elles sont rejetées par leur famille, stigmatisées par la société et sujettes à des infections transmises sexuellement. Certaines considèrent n'avoir d'autre choix que de rester où elles sont ou y retourneront une fois secourues, faute de réhabilitation appropriée. Il faut leur transmettre des compétences pour qu'elles se trouvent d'autres emplois. Aussi, des victimes de trafic dans les bordels deviennent elles-mêmes des trafiquantes ou proxénètes lorsqu'elles vieillissent.

Comment lutter contre ce trafic ? 

Il faut s'attaquer à la pauvreté extrême, améliorer les conditions économiques et éduquer. Parmi d'autres problèmes, la dot en Inde, bien qu'illégale, constitue un fardeau pour des parents. Pour économiser, certains laissent filer leur fille entre les mains d'un trafiquant qui leur versera de l'argent avec une fausse promesse de mariage. Finalement, l'application des lois doit s'améliorer : il faut que ça devienne l'enfer pour les trafiquants !

PHOTO PRASHANTH VISHWANATHAN, ARCHIVES BLOOMBERG

Des femmes regardent par la fenêtre d'un immeuble situé sur la G.B. Road, un secteur chaud de New Delhi comptant plusieurs bordels.