En 2011, l'écrivaine américaine Suki Kim a passé six mois à enseigner l'anglais dans une université évangélique à Pyongyang. Oui, enseigner l'anglais. Dans une université évangélique. En Corée du Nord. Elle en a tiré un portrait touchant de la future élite nord-coréenne, Without You, There Is No Us: My Time with the Sons of North Korea's Elite. La Presse s'est entretenue avec l'essayiste new-yorkaise d'origine sud-coréenne.

Quelle a été la genèse de votre projet?

Tout a commencé en 2002, quand j'ai réussi à aller en Corée du Nord avec des sympathisants du régime nord-coréen américains d'origine sud-coréenne pour le 60e anniversaire de Kim Jong-il et faire un article pour la New York Review of Books. J'ai pu y retourner en 2008 avec la Philharmonique de New York pour le magazine Harper's. C'est à ce moment que j'ai appris qu'une université évangélique voulait s'établir à Pyongyang. J'ai mis trois ans à chercher à m'y insérer comme prof.

Comment une université chrétienne peut-elle être créée dans un pays aussi hostile à la religion?

Le fondateur de cette chaîne d'universités évangéliques, qui sont financées par des communautés de partout dans le monde, James Kim, a ouvert une université de science et de technologie à Yanbian, en Chine, en 1992. C'est au nord-est de la Corée du Nord. J'imagine qu'il a réussi à convaincre les autorités nord-coréennes qu'il ne chercherait pas à convertir ses étudiants, seulement à leur enseigner l'anglais et les sciences. Il a fallu 10 ans, apparemment, pour que le projet d'université évangélique à Pyongyang aboutisse. Il y a un peu de financement sud-coréen, mais c'est vraiment un projet évangélique. Évidemment, à long terme, ils veulent convertir des âmes.

Les autorités nord-coréennes savaient-elles que vous étiez parfois journaliste?

Non. J'avais dit au président de l'école que j'étais écrivaine et que j'avais publié un roman, The Interpreter, en 2003. Je crois que l'appareil d'État nord-coréen est très compartimenté: le ministère de l'Éducation ne doit pas parler à celui qui s'occupe des journalistes. C'est ainsi que personne n'a détecté que j'étais venue deux fois à titre de journaliste.

Vous êtes-vous attachée à vos étudiants?

C'étaient de jeunes hommes très intelligents, vifs, comme n'importe quel garçon de 20 ans partout sur la planète. Mon but était d'aller au-delà des portraits habituels de la Corée du Nord, le village de Potemkine dont les journalistes en visite tentent de percer la façade, ou le dictateur à la coupe de cheveux ridicule, avec ses armes nucléaires, qui fait l'objet de blagues, ou alors les rapports sur la famine et les goulags. Ça a marché: je me suis vraiment attachée à ces enfants de l'élite. D'un côté, je voulais les aider à connaître ce monde extérieur dont visiblement ils étaient très curieux, de l'autre, je voulais les protéger, leur cacher ce que je savais pour éviter qu'ils aient des ennuis.

Des rapports font de temps à autre état de la diffusion de DVD ou de cassettes vidéo sud-coréennes au Nord. Avez-vous quelque indice que ce soit que vos étudiants y avaient accès?

Aucun. Tout au plus ai-je décelé parfois qu'ils en savaient plus qu'ils n'en montraient. Par exemple, tous les étudiants parlaient de Michael Jordan comme de la vedette actuelle du basketball, alors qu'il avait pris sa retraite depuis longtemps [en 2003]. Mais une fois, un étudiant m'a demandé subrepticement qui était la vedette du basket en ce moment. J'en ai déduit qu'il savait que ce n'était plus Michael Jordan. Une autre fois, j'ai eu l'impression que l'un d'entre eux avait vu une partie de la NBA, alors qu'officiellement ils n'ont jamais regardé autre chose que la télé coréenne et des émissions sur Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un. Déceler ce genre de signal ambigu est vraiment difficile. C'est dire l'ampleur de la répression. D'une manière générale, ils sont complètement endoctrinés. Ces jeunes hommes qui sont l'élite de leur pays ignorent l'existence de l'internet et sont convaincus que le plat le plus populaire de la planète est le kimchi [chou mariné coréen]. C'est horrible.

D'où vous vient votre intérêt pour la Corée du Nord?

J'ai grandi à Séoul jusqu'à l'âge de 13 ans. Lors de l'évacuation de la ville devant l'avancée nord-coréenne en 1950, mon oncle avait débarqué du dernier train, avec d'autres hommes, pour laisser la place aux femmes et enfants. Personne ne l'a plus jamais revu. Ma grand-mère ne s'en est jamais remise et l'a cherchée à Séoul jusqu'à la fin de sa vie. Plus tard, ma famille a émigré aux États-Unis parce que mon père avait fait faillite, un problème alors passible de prison en Corée du Sud. Notre niveau de vie a baissé tout d'un coup. J'ai dû m'adapter à la nouvelle condition sociale, à un nouveau pays. Ça a cristallisé mon expérience familiale avec ma grand-mère et j'ai pensé que je trouverais une réponse à mes questions en Corée du Nord.

Votre oncle est-il encore vivant?

On m'avait promis de le trouver en 2002, mais je n'en ai jamais entendu parler. Dix millions de Sud-Coréens ont ainsi été conscrits par le Nord durant la guerre. Je suis sûre qu'il est mort aujourd'hui: après la guerre, les conscrits du Sud ont probablement tous été envoyés au goulag.

Pourquoi la Corée du Nord et la dynastie Kim fascinent-elles autant?

C'est un mystère pour moi. L'ONU considère que dans le monde moderne, la Corée du Nord est le pays qui bafoue le plus les droits de l'homme. Plus de 25 millions de personnes vivent dans un goulag à ciel ouvert, car ce n'est pas un pays, mais un goulag. Personne ne peut circuler sans autorisation d'une région à l'autre. Et pourtant, l'Occident en rit. J'ignore ce que cette propension à rire d'une situation aussi tragique révèle sur nous. À tout le moins, je trouve que c'est cruel et de mauvais goût.