Vendus 5000$ aux autorités américaines par l'armée pakistanaise, 22 hommes ont passé de 4 à 11 ans dans la tristement célèbre prison militaire de la baie de Guantánamo, et ce, même si les autorités américaines ont vite reconnu qu'ils ne représentaient pas une menace pour les États-Unis.

«Tout au long de cette affaire, ces hommes ont été inconscients de ce qui leur arrivait. Ils ont été des pions de la géopolitique», dit le cinéaste montréalais Patricio Henríquez.

Dans Ouïghours: prisonniers de l'absurde, qui sera présenté en première mondiale ce soir au Festival du nouveau cinéma, le documentariste raconte la longue épopée de ces 22 hommes issus de la minorité turcophone ouïghoure, majoritairement musulmane, du nord-ouest de la Chine.

Du Xinjang à Guantánamo

Ayant quitté la province chinoise du Xinjiang, où vivent neuf millions d'Ouïghours, pour fuir la répression politique et culturelle chinoise, les trois hommes sur lesquels le cinéaste a centré son film sont passés par l'Afghanistan et le Pakistan avant d'aboutir sur la base américaine de Cuba en 2002.

Comme des milliers d'autres prisonniers des guerres d'Irak et d'Afghanistan, ils y ont été affublés de l'étiquette d'«ennemis combattants» et privés des droits reconnus par la Convention de Genève. Mais contrairement à des milliers d'autres, ils n'ont pas été libérés après que leurs geôliers eurent compris qu'ils étaient sur une mauvaise piste. «S'ils avaient été renvoyés en Chine, ils auraient été exécutés», dit aujourd'hui Rushan Abbas, une militante de longue date des droits des Ouïghours et citoyenne américaine.

À la demande du gouvernement américain, cette dernière est devenue la traductrice des 22 Ouïghours de Guantánamo. Et leur ange gardien. «Au début, j'ai hésité. On ne savait pas encore grand-chose de Guantánamo et je pensais que les gens qui s'y trouvaient étaient des terroristes et des djihadistes», se souvient celle qui est de passage à Montréal pour assister à la première du documentaire.



Trahis

Présente à tous les interrogatoires des Ouïghours, la traductrice a réalisé en moins de six mois qu'ils étaient innocents. Ce constat s'est transformé en «immense déception» quand, en 2003, les Américains ont permis aux autorités chinoises d'interroger les détenus ouïghours en échange d'un vote favorable à la guerre en Irak au Conseil de sécurité des Nations unies. «Pour moi, ç'a été terrible», dit-elle aujourd'hui, tout en refusant de condamner trop durement son pays d'accueil. «C'est le seul pays que j'ai», ajoute-t-elle.

Si elle a donné sa démission après cet incident, Rushan Abbas est vite retournée à Guantánamo pour prêter main-forte aux détenus. Avec l'aide d'un avocat de Boston, Sabin Willett, ils ont entamé des procédures judiciaires pour retrouver leur liberté.

Malgré une décision de la cour qui a ordonné leur libération en 2008, des années sont passées avant que tous les détenus ne quittent la prison. Craignant la réaction de la Chine, peu de pays se sont portés volontaires pour les héberger. Les États-Unis, quant à eux, ont fermé leur territoire aux anciens prisonniers de Guantánamo, même innocents. «Les derniers des 22 hommes ont été libérés le 31 décembre dernier. J'ai passé un magnifique Nouvel An», dit Rushan Abbas, qui a gardé le contact avec tous ses anciens protégés et leur famille.

Double exil

Aujourd'hui, ils sont aux quatre coins du monde, de l'Albanie, aux Bermudes, en passant par Palau en Océanie et la Slovaquie. La plupart d'entre eux n'ont pas de statut légal et ne peuvent quitter leur pays d'asile. «Même si certains sont dans des destinations touristiques de rêve, pour eux, ces endroits sont devenus leur prison, aussi jolie soit-elle», note Patricio Henríquez.

Avec Ouïghours: prisonniers de l'absurde, produit par l'Office national du film, le cinéaste consacre un troisième film aux violations des droits de la personne dans la prison de Guantánamo. «Certains pourraient penser qu'à cause de mon passé latino-américain, je règle mes comptes avec les États-Unis. Peut-être, mais j'ai aussi beaucoup d'admiration pour les Américains qui se sont battus [pour les Ouïghours]» et qui sont au coeur du film, note le cinéaste d'origine chilienne. En montrant cette Amérique éthique, contre la torture, on arrivera peut-être à briser un peu le cercle de la violence.»

Ouïghours: prisonniers de l'absurde est présenté ce soir à 19h ainsi que le 17 octobre à 15h au Cinéma du Parc. Il sortira en salle au début de 2015.