La maladie mentale, due au «mal» et à la magie noire, se soigne à coup de miracles, au dire des dévots. Dans ce sanctuaire de l'Inde du Sud où ils affluent par centaines, la psychiatrie fait tranquillement son chemin à travers les croyances.

Un garçon de 6 ans est attaché par une corde à la colonne d'un abri. Il se dandine, le regard fuyant. Près de lui, un flot continu de croyants traverse l'entrée du sanctuaire musulman. Leurs pieds nus foulent le sable brûlant. «Vous êtes surveillés», informent des écriteaux.

Un mur ceint le terrain de 1,2 ha où se côtoient une vaste mosquée, des tombeaux et des abris. Non loin, des chaînes retiennent une jeune fille qui vocifère et s'agite dans le sable. Elle s'y endormira sous le soleil.

Un homme aux abois passe en courant. Il poursuit sa soeur, qui court, crie, se frappe, dans cet asile à ciel ouvert. Ils sont des centaines comme eux. Plusieurs mendient.

Ils veulent tous faire le même rêve, celui où Bava leur dira enfin qu'ils sont guéris de la maladie mentale. Bava, «parrain» en tamil, c'est le martyr qui est enterré ici, au dargah d'Ervadi, un sanctuaire au bord de la mer dans le Tamil Nadu, un État de l'Inde du Sud. Cet ancien roi saoudien, qui a propagé l'islam en Inde au XIIe siècle et pour lequel se déplacent des pèlerins, a acquis la réputation de faire des miracles. De pouvoir exorciser hommes, femmes et enfants.

«Ils sont affectés par la magie noire ou le mal», affirme le président du comité du sanctuaire, Amjad Husayn, 49 ans, vêtu d'une chemise et d'un dhotî (pagne indien). C'est ce que les guérisseurs spirituels, des serviteurs, expliquent aux malades et à leurs proches.

Loi contre la superstition

Les Indiens sont pieux et, souvent, superstitieux. Plusieurs ignorent que la maladie mentale se traite, doutent de la médecine ou n'y ont pas accès. Ils se tournent alors vers des sorciers ou des guérisseurs. Leur crédulité est telle que, pour contrer les charlatans, l'État du Maharashtra a promulgué une loi contre la superstition, la foi aveugle et la magie noire à la fin de 2013. La capitale, Mumbai, est à plus de 1500 km d'Ervadi.

Des milliers de croyants de toutes confessions convergent sans cesse vers le dargah. Des enfants courent et rient dans cette foule bigarrée où se côtoient pèlerins et malades. Chaque soir, environ 300 infortunés dorment dans l'enceinte. D'autres transforment pratiquement les hôtels du village en asiles. La plupart «luttent contre le mal» depuis des semaines ou des années, en priant et en buvant de l'eau bénite.

Comme l'homme aux abois, Sunil, 38 ans et chauffeur d'autorickshaw, à quelque 400 km d'Ervadi. Sa soeur de 26 ans, l'air hagard, souffre de troubles mentaux depuis 13 ans. Elle a déjà été hospitalisée, a pris des médicaments. «On a dépensé des milliers de dollars en vain», dit-il. Ils fréquentent le dargah depuis deux ans et demi.

Quant au garçon de 6 ans croisé à l'entrée, il y est avec sa grand-mère depuis quelques semaines. «Il est autiste, affirme le psychiatre du district, le Dr Periyar Lenin. Il a déjà pris des médicaments, mais sans respecter la posologie soit à cause des coûts, soit par incompréhension. C'est un cas typique!»

Convaincre de prendre des médicaments

Une clinique psychiatrique a ouvert en novembre, trois matinées par semaine, dans un local du sanctuaire. Auparavant, rares étaient les diagnostics posés sur place. Elle innove avec le projet «Dawa-Dua», qui signifie «médicaments-prières», en encourageant les patients à prier... et à prendre des médicaments. Sur 250 patients, le Dr Lenin y a diagnostiqué schizophrénie, bipolarité, dépression, épilepsie, psychose, etc. Traitements et médicaments sont gratuits.

«On dit aux gens qu'on pratique une psychiatrie différente grâce aux pouvoirs magiques de Bava, dit le Dr Lenin. Ils ne viendraient pas, autrement. Ils croient en Bava, pas aux médicaments.»

«Le comité du dargah participe volontiers au projet», dit fièrement le Dr C. Ramasubramanian, responsable du Programme régional en santé mentale au Tamil Nadu. Le gouvernement tente de mieux protéger les patients depuis qu'Ervadi a fait les manchettes, en 2001, à la suite d'un incendie meurtrier dans un asile privé. Une trentaine de personnes, enchaînées, y sont mortes brûlées.

Même si la loi interdit d'enchaîner des personnes, plusieurs le sont au dargah. «Les gens ignorent comment retenir leurs proches, alors ils les attachent», dit le Dr Lenin. Les médicaments, croit-il, aident à diminuer l'usage des chaînes en calmant les patients.

À la mi-février, les Drs Lenin et Ramasubramanian ont donné un cours sur les troubles mentaux à une douzaine des 50 guérisseurs spirituels du dargah avec l'espoir qu'ils finiront par recommander aux patients de prendre des médicaments. «Les médicaments et les prières font des miracles! Voyez cet homme, il n'avait pas parlé depuis sept ans et il a recommencé grâce au projet Dawa-Dua», illustre le Dr Ramasubramanian. Il ajoutera seulement en privé que l'homme, schizophrène, aurait pu guérir avant s'il avait pris ses médicaments comme il se doit.

«Les médicaments ne sont qu'une formalité, dit de son côté le président du comité du dargah. La vraie guérison, garantie à 100%, vient de Bava. Il y a des miracles chaque jour!» Il m'invite à observer Bava, qui administre ses traitements spirituels le soir.

En effet, dès le crépuscule, les esprits s'échauffent. Des centaines de personnes tournent autour du tombeau du roi dans une cacophonie totale. Hommes et femmes crient, gémissent ou parlent à Bava et dévoilent ainsi leur enfer. Ils virevoltent, se heurtent les uns les autres, se jettent par terre. Leurs proches, s'ils en ont, les suivent, marmonnent ou chantent des prières, égrènent un chapelet.

«Bava se bat avec les mauvais esprits, dit le président. C'est signe que la guérison approche!»

Le Dr Lenin, lui, voit plutôt dans leur comportement des attaques possessionnelles et des troubles de conversion.

«Vous savez, dit-il, il y a 10 ou 15 ans, les psychiatres n'étaient pas autorisés à visiter le dargah. Les attitudes changent. Lentement.»

La santé mentale en Inde en cinq points

Méconnaissance

Afin d'assurer un minimum de soins aux malades, le gouvernement indien a lancé en 1982 un programme national de santé mentale. Depuis 1996, des programmes régionaux sont censés rejoindre les communautés. L'idée est que tous les travailleurs de la santé puissent reconnaître et traiter les maladies mentales. Or, encore aujourd'hui, même les médecins généralistes en méconnaissent les symptômes. Dans la population, les croyances mêlées à l'incompréhension et à la stigmatisation des personnes atteintes font que les droits des malades sont régulièrement bafoués.

Des psychiatres rarissimes

La Société psychiatrique de l'Inde compte 4500 membres et estime qu'environ 1000 psychiatres ne sont pas inscrits. Il n'y a ainsi qu'un peu plus de 4 psychiatres pour 1 million d'habitants. Par comparaison, il y en a 30 fois plus au Québec. La majorité d'entre eux pratiquent dans les villes, alors que 70% de la population est rurale. Chaque année, moins de 400 psychiatres obtiennent leur diplôme. Le ministère de la Santé et du Bien-être familial estime que de 6 à 7% de la population souffre de troubles mentaux, soit autour de 80 millions d'individus. Plus le traitement tarde, plus la maladie mentale risque de devenir chronique et de nuire à la qualité de vie. Une famille indienne amènera souvent un proche chez un guérisseur ou au temple avant d'aller chez le médecin.

D'autres temples guérisseurs

Un séjour de six semaines dans un temple guérisseur traditionnel peut être aussi efficace que la prise de médicaments pendant un mois, a conclu une étude parue en 2002 menée par le psychiatre R. Raguram, alors à l'Institut national en santé mentale et en neurosciences de Bangalore. Une trentaine de patients, surtout des schizophrènes, y ont été suivis. «Les résultats étaient surprenants, mais un temple, c'est comme n'importe quelle institution: les résultats varient selon l'humanité des soins offerts, la sensibilité, etc.» Le temple en question offrait une atmosphère rassurante. Il refuse de se prononcer sur les conditions de vie à Ervadi: «Vous avez vu par vous-même!» Il insiste pour ne pas généraliser à partir de ce cas. Il y a d'autres temples guérisseurs qui, dit-il, répondent à certains besoins et comblent un vide étant donné le difficile accès aux psychiatres.

Mauvaise presse

Le gouvernement indien a été mis sur la sellette, en août 2001, lorsque 28 personnes sont mortes brûlées vives dans l'incendie d'un asile privé, à Ervadi, parce qu'elles y étaient enchaînées. L'incident a forcé le gouvernement à fermer ces asiles, et la Cour suprême oblige désormais ce type d'endroit à détenir un permis. À Ervadi, les asiles avaient proliféré à cause de la réputation du sanctuaire, et 600 personnes en ont été libérées. À la suite de cette mauvaise presse, le Programme régional de santé mentale a pris son envol au Tamil Nadu avec pour mission l'éducation, la formation, le traitement, etc., sur un territoire de 4000 km2. Il aura fallu 12 ans pour qu'ouvre une clinique psychiatrique à côté du Dargah.

Nouveau projet de loi

Un nouveau projet de loi est à l'étude pour remplacer la Loi sur la santé mentale de 1987. Il comblerait le vide juridique qui s'est créé depuis que l'Inde a signé la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, en 2007. Le pays doit harmoniser ses lois avec celles du reste du monde: respect de la dignité et de la vie privée des malades mentaux, décriminalisation du suicide, interdiction d'utiliser des électrochocs sans anesthésie, interdiction de stériliser les malades, de les enchaîner ou de leur raser le crâne, etc. Le projet de loi prévoit aussi des amendes pour ceux qui tiennent des établissements de soins non homologués.