L'armée a pris le pouvoir jeudi en Thaïlande pour tenter de mettre un terme à sept mois de crise politique, forçant tous les manifestants à se disperser et imposant un couvre-feu lors d'un coup d'État condamné par la communauté internationale.

Le premier ministre renversé, Niwattumrong Boonsongpaisan, et son gouvernement se sont vu «ordonner» de «se présenter» au nouveau régime, qui a pris le nom de Conseil national pour le maintien de la paix et de l'ordre.

Plusieurs membres de la famille de l'ancien chef de gouvernement Thaksin Shinawatra, renversé par le précédent putsch de 2006 et qui reste malgré son exil le facteur de division du royaume, sont également convoqués vendredi à 10 h (22h à Montréal).

Sont notamment visés sa soeur Yingluck, première ministre destituée fin mai, et Somchai Wongsawat, leur beau-frère, également chassé du pouvoir par la justice en 2008.

L'armée a aussi forcé les manifestants des deux bords, campant dans Bangkok, à rentrer chez eux, et interdit les rassemblements politiques de plus de 5 personnes. Les militants ont largement obtempéré dans les heures qui suivaient.

La Constitution a également été suspendue, à l'exception du Sénat et de la section sur la monarchie.

Après moins de trois jours de loi martiale, destinée selon l'armée à forcer au dialogue les acteurs civils de la crise politique, le puissant chef de l'armée de terre, le général Prayut Chan-O-Cha, est apparu dans l'après-midi à la télévision afin d'expliquer que le coup était nécessaire, «pour que le pays revienne à la normale».

Le général a mis en avant la violence dans le pays, qui a fait 28 morts depuis le début de la crise à l'automne dernier, la plupart lors de tirs ou de jets de grenades en plein Bangkok par des auteurs inconnus.

«Tous les Thaïlandais doivent rester calmes et les fonctionnaires doivent continuer à travailler comme d'habitude», a-t-il ajouté.

Mais un couvre-feu est entré en vigueur à 22 h, jusqu'à 5 h. Toutes les radios et télévisions, y compris les chaînes étrangères, ont dû interrompre leurs programmes et diffuser les bulletins du nouveau régime.

Ce dernier a également menacé de bloquer les réseaux sociaux en cas de contenu critique.

«Pas de justification»

La communauté internationale, de l'ONU à l'UE, en passant par les États-Unis, a condamné le putsch, réclamant un retour rapide à un gouvernement démocratique.

Le secrétaire d'État américain John Kerry a déclaré qu'il n'y avait «pas de justification à ce coup d'État militaire», prévenant de conséquences «négatives» entre les deux alliés, notamment en matière de coopération militaire.

Le président français François Hollande a lui demandé des élections et le respect des «droits et libertés fondamentaux».

Le royaume compte désormais 19 coups d'État ou tentatives en quelque 80 ans. Le précédent, en 2006, a entraîné une série de crises politiques faisant descendre tour à tour dans la rue les ennemis et les partisans de Thaksin.

La crise actuelle n'en est que le dernier soubresaut. Elle avait commencé à l'automne par des manifestations réclamant le départ de sa soeur Yingluck, au pouvoir depuis 2011. Elle a été destituée par la justice début mai, mais les manifestants demandaient toujours la fin du «système Thaksin», qu'ils associent à une corruption généralisée.

Certains observateurs estiment que la crise est liée à une lutte de pouvoir pour s'assurer de qui sera à la tête du gouvernement au moment de la succession du révéré roi Bhumibol Adulyadej, 86 ans.

L'annonce du coup d'État jeudi est survenue deux heures après la reprise de négociations entre rivaux politiques dans un complexe militaire de la capitale.

Peu avant, la confusion a régné parmi les journalistes sur place quand les principaux leaders politiques des deux camps ont été emmenés sous escorte militaire dans des véhicules militaires. L'armée n'a pas précisé s'ils avaient été officiellement arrêtés ni où ils avaient été conduits.

Le premier ministre renversé «en lieu sûr»

Quant au premier ministre par intérim Niwattumrong Boonsongpaisan, représenté par des ministres aux négociations, il est «en lieu sûr», selon un de ses collaborateurs.

L'un de ses ministres, Chalerm Yubamrung, a lui été interpellé par les militaires, selon son fils.

Les militaires avaient instauré mardi la loi martiale, dénoncée d'emblée par certains comme un putsch ne disant pas son nom et qui donnait déjà des pouvoirs très renforcés à l'armée qui a justifié son action par la nécessité d'empêcher la Thaïlande de devenir une nouvelle «Ukraine ou Égypte» après des mois de réticence à intervenir.

«Le coup n'est pas une solution du tout à la crise. Cela va devenir la crise», s'est inquiété Pavin Chachavalpongpun, de l'université de Kyoto au Japon.

Les Chemises rouges, puissant mouvement progouvernemental dont les partisans qui étaient rassemblés dans une banlieue de Bangkok se sont pour l'instant dispersés, pourraient notamment réagir.

Alors que les partisans du gouvernement renversé réclamaient des élections au plus tôt, celles de février ayant été invalidées par la justice, les manifestants de l'opposition voulaient un premier ministre «neutre», nommé par le Sénat, en l'absence de chambre basse du Parlement, dissoute en décembre.

Kerry condamne le coup d'État

Le secrétaire d'État américain John Kerry a condamné avec force jeudi «le coup d'État» en Thaïlande, menaçant de suspendre la coopération militaire historique entre les deux alliés.

Les États-Unis ont ainsi rapidement déterminé qu'il s'agissait bien d'un «coup d'État militaire», ce qui impose juridiquement à l'administration américaine de couper une partie de son aide bilatérale.

«Il n'y a pas de justification à ce coup d'État militaire», a dénoncé M. Kerry dans un communiqué, appelant au «rétablissement immédiat d'un gouvernement civil» et au «retour de la démocratie».

«Cette action aura des implications négatives sur la relation entre les États-Unis et la Thaïlande, en particulier pour notre relation avec les forces armées thaïlandaises», a-t-il mis en garde. Comme l'avait annoncé plus tôt le Pentagone, les États-Unis «réexaminent» leur assistance militaire avec Bangkok.

L'influente armée thaïlandaise entretient des relations historiques très étroites avec Washington et les deux pays sont liés par un traité militaire de défense mutuelle qui remonte à la Guerre froide.

«Nous sommes en train de réexaminer notre coopération militaire», y compris la participation américaine à un important exercice bilatéral avec l'armée thaïlandaise dénommé CARAT actuellement en cours, a dit de son côté le colonel Steven Warren, porte-parole du Pentagone.

Déjà, a ajouté son homologue du département d'État, Jennifer Psaki, «nous avons pris des mesures préliminaires pour suspendre nos engagements militaires et notre assistance».

Washington avait interrompu pendant deux ans sa coopération militaire avec Bangkok après le coup d'État de septembre 2006. En 2013, les États-Unis ont fourni une assistance de 11,4 millions de dollars à la Thaïlande, dont 3,7 millions pour son volet militaire.

John Kerry s'est dit «déçu par la décision de l'armée thaïlandaise de suspendre la Constitution et de prendre le contrôle du gouvernement».

La porte-parole Jennifer Psaki a expliqué que son ministère et le Pentagone tentaient d'entrer en contact avec les autorités militaires à Bangkok.

Le département d'État affirmait encore mercredi que la loi martiale était une mesure «temporaire» et qu'il n'y avait pas de coup d'État en cours.

Mme Psaki a reconnu jeudi qu'il y avait bien eu un «coup d'État» en Thaïlande.

Le terme «coup d'État» a son importance, car lorsque l'administration américaine déclare que tel ou tel gouvernement démocratique a été renversé de la sorte, le Congrès impose alors de fortes restrictions en termes d'aide financière bilatérale.

Le Pentagone doit alors cesser toute coopération avec les autorités issues d'un coup d'État. La Défense tente donc de qualifier d'un point de vue juridique les événements ayant conduit à la prise de pouvoir par l'armée à Bangkok.

La ligne peut parfois être finement établie: Washington avait ainsi cessé sa coopération avec le Mali après un coup d'État en 2012, mais n'avait pas coupé les ponts avec l'Égypte après le renversement du président islamiste Mohamed Morsi.

Les Américains n'ont jamais qualifié de «coup d'État» sa destitution par l'armée égyptienne.

Mme Psaki s'est refusée à comparer les cas de l'Égypte et de la Thaïlande.

Pour cette puissance d'Asie du Sud-Est, John Kerry a aussi appelé à la «libération» des dirigeants arrêtés et demandé le «respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales» dans cette monarchie constitutionnelle qui a connu -- avec ce dernier coup d'État -- 19 coups d'État réussis ou avortés depuis 1932.

John Kerry a enfin plaidé pour de nouvelles législatives «qui soient le reflet de la volonté du peuple».