Quand Tetsu Kariya a écrit les dialogues d'un manga sur Fukushima, («beaucoup de personnes souffrent de saignements de nez inexpliqués», «on ne peut plus habiter à Fukushima»), il ne pensait pas déclencher une telle tempête, mais au Japon, ces bulles ne sont pas du goût de tout le monde.

Dans la nuit de dimanche à lundi, à minuit pile, des mordus se sont rués dans les supérettes ouvertes 24 h/24 pour acheter l'hebdomadaire Big Comic Spirits qui publie un nouvel épisode du manga «Oishinbo», de passage dans la préfecture de Fukushima.

Dans le précédent, un des personnages dessinés par Akira Hanasaki affirme que de nombreuses personnes de Fukushima saignent du nez de façon inexpliquée. Cette petite phrase a déchaîné les internautes et fait réagir au sommet, jusqu'au porte-parole du gouvernement.

Furieuse, la municipalité de Futaba, vidée de ses habitants après l'accident nucléaire, a écrit à la maison d'édition Shokagukan pour dénoncer des «contre-vérités».

Les autorités aux cent coups

«Futaba est la ville qui héberge la centrale accidentée Fukushima Daiichi. Par conséquent elle a été évacuée immédiatement après la catastrophe», a rappelé la municipalité tout en démentant ces saignements de nez.

«À cause de cet épisode, ce ne sont pas seulement les ex-habitants de Futaba mais tous ceux de la région qui risquent d'être victimes de discrimination», s'inquiètent les édiles, alors que la politique officielle est à terme de faire revenir les gens.

Selon M. le maire, Tetsu Kariya «n'a pas du tout enquêté» et ne fait qu'émettre une opinion personnelle.

Dans le nouvel épisode, on lit qu'on ne peut vivre dans cette région en sûreté, qu'on n'enlève pas la radioactivité même en décontaminant, que la cause des saignements de nez est bien l'irradiation et que des habitants d'Osaka (ouest) où ont été incinérés des déchets des environs de Fukushima souffrent aussi de divers maux.

Problème : dans le manga tous ces propos sont tenus par des personnages bien réels et qui apparaissent sous leurs vrais noms, à commencer par l'ancien maire de Futaba, Katsutaka Idogawa, qui dénonce «l'inaction» du gouvernement au moment de l'accident et affirme avoir été irradié tout comme ses ex-administrés.

À l'appui de ses dires, il a mis sur sa page Facebook des photos de ses hémorragies nasales.

En face, les autorités font bloc : la préfecture de Fukushima s'insurge contre des assertions «blessantes» et «fausses» du scénariste, tandis que la municipalité d'Osaka menace de poursuivre la maison d'édition.

Le ministre de l'Environnement, Nobuteru Ishihara, s'en est lui-même mêlé en déplorant la parution de ces épisodes d'Oishinbo («gourmet»), une série qui dure depuis trois décennies et s'intéresse habituellement à la gastronomie régionale.

«Ce manga, on ne sait plus si c'est une fiction ou non. Des spécialistes disent qu'il n'y a aucun lien entre une irradiation due à l'accident et des saignements de nez. Ce n'est donc pas la peine de propager des rumeurs nocives», s'est plaint ce ministre du gouvernement très pro-nucléaire de Shinzo Abe.

Un risque de censure?

«J'imaginais bien qu'évoquer ces saignements de nez allait entraîner des protestations, mais je ne pensais par que cela allait provoquer une tourmente pareille», a écrit sur son blogue Tetsu Kariya qui assume totalement ses bulles.

«Je ne comprends pas pourquoi lorsque l'on écrit la vérité telle qu'elle est, cela soit critiqué», affirme M. Kariya qui dit s'appuyer pour son scénario sur deux ans d'études sur le terrain.

«Tout le monde aurait sans doute préféré lire que tout va bien à Fukushima et que la reconstruction avance», mais «moi je ne peux raconter que la vérité», ajoute-t-il.

Car Fukushima est devenu un quasi tabou. Sous couvert d'anonymat un dessinateur de manga témoigne : «on ne peut par exemple pas dessiner librement le fait qu'on n'achète pas de légumes de cette région, on se ferait immédiatement lyncher sur l'internet, en admettant que l'éditeur n'ait pas refusé ça avant».

Cette autocensure, M. Kariya est bien décidé à l'ignorer : le scénariste de 72 ans va continuer à parler de Fukushima avec des éléments encore plus précis, quitte à défier l'omerta officielle.

«Cela en vient au point que l'on peut presque redouter que Spirits cesse de paraître», confie le dessinateur cité plus haut qui a déjà publié plusieurs histoires dans cet hebdomadaire-culte des jeunes adultes amateurs de manga.

Un nouvel épisode sur «la vérité à Fukushima» est attendu dans une semaine.