Ciel jaunâtre, soleil rouge, visibilité presque nulle: le smog a atteint ces derniers mois des niveaux jamais vus en Chine. Alors que l'inquiétude - et la colère - des citoyens s'amplifie, Pékin semble déterminé à s'attaquer au problème de front.

M. Shen roule à pas de tortue sur le cinquième boulevard périphérique de Pékin, qui encercle la banlieue éloignée de la capitale chinoise. En ce samedi matin, la circulation est dense et le ciel affiche une teinte étrange, à mi-chemin entre le jaune et le gris pâle. Un brouillard opaque englobe toute la ville.

Le chauffeur de taxi, qui sillonne la capitale depuis 20 ans, a vu la qualité de l'air se dégrader d'année en année, pour atteindre aujourd'hui un état alarmant. «Cette année, on a déjà eu quatre ou cinq épisodes de smog très sérieux, ce qui veut dire qu'on ne voyait vraiment rien devant nous, dit-il avec dépit. Mais je fais avec, ça ne m'a jamais empêché de travailler...»

Les données officielles le confirment: l'air des grandes villes chinoises n'a jamais été aussi pollué que pendant la dernière année. Après une accalmie au tout début de 2014, la Chine a connu un autre épisode majeur de smog en février - durant le séjour de La Presse au pays.

Devant l'ampleur de ce nuage toxique, le gouvernement a déclaré pour la toute première fois le degré d'alerte «orange», le deuxième en ce qui concerne la gravité, juste avant l'alerte «rouge». Toutes les activités extérieures ont été annulées dans les écoles de la capitale et plus de 100 usines ont dû réduire ou cesser temporairement leur production.

Pendant cet épisode extraordinaire, l'ambassade américaine de Pékin a enregistré des niveaux de PM 2,5 - les particules polluantes de moins de 2,5 micromètres, considérées comme les plus nocives - de 500 microgrammes par mètre cube d'air. C'est 20 fois plus que le niveau jugé acceptable par l'Organisation mondiale de la santé.

Colère et résignation

À Pékin, ce nuage de smog extrême donne un air post-apocalyptique à la ville, dont on ne distingue même plus la silhouette. L'air est imprégné d'une odeur chimique, qui pique les yeux et les narines. Le soleil apparaît comme une tache rouge délavé - lorsqu'on a la chance de l'apercevoir.

Dans les rues, une bonne proportion de passants porte un masque chirurgical, dans l'espoir de se protéger des fines particules dangereuses. Ceux qui le peuvent achètent aussi des filtreurs à air pour leur appartement, un commerce devenu fort lucratif ici.

Robbie, professeur d'anglais à Shanghai, a ainsi allongé 3200 yuans (565$) pour acquérir un purificateur au printemps dernier. «Mes parents croyaient que j'étais fou de dépenser une telle somme, dit l'homme de 32 ans. Mais chaque jour, je regarde l'indice de qualité de l'air du consulat américain, et on voit que ç'a vraiment empiré depuis deux ans. C'était une nécessité pour moi.»

Comme plusieurs Chinois interrogés dans le cadre de ce reportage, Robbie a refusé de donner son nom de famille, par crainte de représailles. Pendant notre séjour, un citoyen de la province du Hebei - l'une des plus polluées de la Chine - a cependant fait un geste inédit: il a déposé une poursuite contre son gouvernement local.

Li Guixing demande un dédommagement de 10 000 yuans (1765$) aux autorités du Hebei. Il accuse son gouvernement local de ne pas déployer les efforts nécessaires pour réduire le smog, ce qui serait contraire à la loi. Cette poursuite constitue une première au pays, selon le journal officiel Global Times.

Paysage infernal

En sortant de la station de train de Tangshan, dans le Hebei, on comprend facilement la frustration de Li Guixing. Cette province, où l'on trouve une forte concentration d'aciéries alimentées au charbon, compte sept des dix villes les plus polluées de la Chine, selon des données diffusées par le gouvernement en janvier dernier. Cela se sent et, surtout, se voit.

Dans le district de Fengrun, à quelques dizaines de kilomètres de la gare, la vision est dantesque. Sur une route étroite, de gros camions remplis de charbon ou d'acier croisent les vélos et les mobylettes dans un ballet chaotique. De part et d'autre du chemin, des hommes pellettent des tas de charbon, qui répandent leur suie sur tout ce qui les entoure. L'air est jaune et âcre.

Le smog est omniprésent, mais les choses, lentement, pourraient commencer à changer. Pékin a lancé depuis l'an dernier une série de mesures pour réduire le smog, ordonnant entre autres la fermeture de plus de 4000 usines hautement polluantes (voir autre texte). Dans le Hebei, nous avons pu observer de nombreuses usines en tôle rouillée qui ont fermé leurs portes au cours des 18 derniers mois.

La question est hautement sensible dans le Hebei. Alors que nous filmions des images d'une usine abandonnée depuis la bordure d'une route, une grosse BMW noire est venue à notre rencontre. Trois hommes, dont l'un se présentait comme le directeur de l'usine voisine, nous ont sommés d'effacer nos images.

«Dans le passé, des journalistes sont venus enquêter sur la question et ils se sont fait casser la gueule par des gens de l'usine», a expliqué notre chauffeur, très nerveux après cet épisode.

Il faut dire que le dossier des fermetures d'usines présente un double défi pour le régime communiste de Pékin. Le gouvernement sait qu'il doit agir vite pour endiguer la crise du smog, mais il doit aussi s'assurer de garder les Chinois au travail, au moment où la croissance économique ralentit à son plus faible niveau en un quart de siècle.

«Ce n'est pas très facile de fermer une usine comme ça: ça signifie des pertes d'emploi et ça peut créer des problèmes sociaux, explique Liu Jianqiang, rédacteur en chef du site indépendant chinadialogue.net. C'est pour ça que le gouvernement prend son temps.»

Selon M. Jianqiang, dont le site web est bloqué en Chine depuis l'été dernier, la crise du smog continuera à empirer avant de s'améliorer. Il a toutefois bon espoir que les mesures mises en place par Pékin produiront des effets bénéfiques à moyen terme. L'homme reste serein, et ce, même si le soleil apparaît comme une pâle tache rouge au moment de notre rencontre, à Pékin, caché par un épais nuage toxique.

«Ce n'est pas si mal aujourd'hui. Parfois, on ne voit pas du tout le soleil!»

Un début de solution

Le smog coûte de plus en plus cher à la Chine. La pollution extrême est la cause de centaines de milliers de morts prématurées chaque année - jusqu'à 1 million, selon certaines sources. Et elle commence à faire fuir les touristes, en plus d'inciter des entreprises étrangères à plier bagage. Pékin a toutefois adopté une série de mesures pour s'attaquer à la crise qui marquent un début de solution. Tour d'horizon.

Les Chinois s'unissent

L'omniprésence du smog est demeurée un sujet tabou pendant des années dans l'empire du Milieu. Mais quand la question a été abordée de front sur plusieurs tribunes au début de la présente décennie, les choses se sont vraiment mises à bouger, explique Liu Jianqiang, rédacteur en chef du site indépendant chinadialogue.net. « Il y a trois ans, des célébrités, des chefs d'entreprise et toute une série de gens se sont mis à s'intéresser à la question de la pollution. C'était la première fois que des Chinois de toutes les strates sociales faisaient front commun. »

Un nouveau gouvernement déterminé

Le président chinois Xi Jinping a fait de l'environnement l'une de ses priorités lorsqu'il est entré en poste en mars 2013. Et jusqu'à maintenant, lui et son gouvernement semblent tenir parole. L'État veut changer le modèle de développement, qui tire environ 70 % de son énergie du très polluant charbon. Dans sa ligne de mire : le smog. « C'est un avertissement de la nature face à un modèle de développement aveugle et inefficace. Nous devons résolument déclarer la guerre à la pollution, comme nous l'avons fait contre la pauvreté ! », a déclaré le premier ministre Li Kequiang le mois dernier, en ouverture de la session annuelle de l'Assemblée nationale populaire.

Plus de transparence

Pékin a créé la surprise au début de 2014 en annonçant la divulgation obligatoire d'une série de données sur la qualité de l'air. Depuis le 1er janvier, le gouvernement oblige 15 000 usines, dont plusieurs sont la propriété de l'État, à publier en temps réel des statistiques sur leurs émissions polluantes et leurs rejets toxiques. La mesure a été reçue avec surprise - et une salve d'applaudissements - par les groupes environnementaux. En 2012, le gouvernement avait aussi exigé que 179 villes diffusent des données sur le niveau de particules polluantes PM 2,5 dans l'air - les plus toxiques. Pékin avait dans ce cas reçu une petite poussée dans le dos du gouvernement américain, dont l'ambassade et les consulats en sol chinois avaient commencé à rendre publique cette donnée embarrassante.

Fermetures d'usines

La majorité des usines en Chine sont alimentées au charbon. Leurs émissions sont dans la ligne de mire directe de Pékin. Seulement l'an dernier, le gouvernement aurait ordonné la fermeture de 4000 d'entre elles. Plusieurs sont situées dans la province très polluée du Hebei, où La Presse a effectivement observé de nombreuses usines à l'arrêt. Liu Jianqiang, rédacteur en chef de chinadialogue.net, confirme la « volonté » bien réelle de Pékin. Mais il estime que des efforts bien plus importants devront être entrepris pour voir un réel changement. « Les 4000 usines qui ont été fermées ne sont pas parmi les plus gros pollueurs. »