À 16 ans, Mujaffar a les traits délicats d'un enfant, le corps effilé d'un adolescent et les mains calleuses d'un vieillard.

C'est à cause de la machine. La machine à fabriquer des bracelets à la chaîne. Pendant cinq mois, Mujaffar s'y est brisé les mains. Treize heures par jour, tous les jours. Un travail aliénant, épuisant.

Cinq mois de repas avalés en vitesse devant la machine. Cinq mois de mauvais sommeil, recroquevillé au pied de la machine.

C'était dans un atelier clandestin de New Delhi, où 14 enfants confectionnaient bijoux et sous-vêtements du matin au soir. «Le propriétaire de l'atelier nous criait des injures», raconte Mujaffar. Un jour, il a fait une fausse manoeuvre. «J'ai détruit un bracelet par accident. Il m'a frappé.»

Esclaves des temps modernes

Comme Mujaffar, des millions d'enfants sont forcés de travailler en Inde pour rembourser les dettes contractées par leurs parents. Sous-payés, ils sont incapables de racheter leur liberté. Leurs patrons peuvent les vendre et les échanger comme une commodité.

«C'est l'esclavage des temps modernes. L'individu perd sa liberté, sa dignité, ses droits et tout respect dans la société», dit Kailash Satyarthi.

Il estime que sur les 60 millions d'enfants qui travaillent à temps plein en Inde, au moins 10 millions sont en «servitude pour dettes», parfois depuis la naissance. «Leurs parents et leurs grands-parents ont emprunté de l'argent, et cela se perpétue d'une génération à l'autre. Ils sont nés pour être esclaves.»

Mujaffar, quant à lui, a été recruté dans son village de l'État de Bihar, à 1000 km de New Delhi. «On m'a dit que j'aurais du travail, de bons vêtements et que je gagnerais de l'argent, dit cet aîné de sept enfants. Je ne voulais pas y aller. Je voulais étudier, devenir quelqu'un. Mais je n'ai pas eu le choix d'y aller, parce que nous sommes pauvres.»

Trop souvent, les parents sont trompés par les recruteurs, dit M. Satyarthi. «On leur vend un rêve. On leur offre une somme importante en leur disant que leur enfant gagnera bien davantage. Après un certain temps, les parents réalisent que les choses tournent mal. L'enfant ne revient pas, ils n'ont pas de nouvelles. Parfois, ils perdent complètement leur trace.»

Piégés dans leurs villages par des rabatteurs, les enfants sont emmenés par camion dans des ateliers, des usines, des mines ou des briqueteries qui entourent les grandes villes. Les jeunes filles deviennent souvent des esclaves domestiques. Elles sont vendues à de riches familles et forcées de les servir pendant des années.

Des opérations risquées

Fervent militant, M. Satyarthi fait bien davantage que des campagnes de sensibilisation. Sa petite équipe et lui organisent de véritables opérations de sauvetage. Depuis 30 ans, ils ont réussi à libérer 81 000 enfants, souvent après avoir reçu une plainte de parents inquiets.

Mais ces opérations ne sont pas sans risques. «J'ai perdu deux collègues. L'un a été tué par balle et l'autre a été battu à mort. Nous avons tous des cicatrices, raconte M. Satyarthi. Il faut garder l'opération secrète jusqu'à la dernière minute, sinon, les maîtres sont avisés par des taupes corrompues au sein des forces policières.»

Souvent, les enfants sont trouvés dans des ateliers exigus, sombres et suffocants. «Ils travaillent dans des conditions inhumaines. Ils sont battus pour des erreurs stupides. Le mois dernier, nous avons libéré un enfant couvert de cicatrices. Il était battu parce qu'il s'ennuyait de sa mère et qu'il pleurait, la nuit, pour rentrer à la maison.»

Les enfants libérés par l'équipe de M. Satyarthi sont amenés au Mukti Ashram, centre de réadaptation en périphérie de New Delhi. À l'ombre des arbres, dans la grande cour gazonnée, ils apprennent à redevenir des enfants. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. «Quand ils arrivent ici, ils sont paniqués. Ils pensent qu'on va les vendre ailleurs», raconte Basu Rai, responsable du centre.

«Les enfants sont traumatisés. Ils ne s'adaptent pas aisément à la liberté. Ils n'ont jamais été aidés de leur vie. Alors, ils ne savent pas ce qui leur arrive», explique M. Satyarthi. Son plus grand défi: s'assurer que les enfants, une fois de retour chez eux, s'inscrivent à l'école - et y restent. C'est loin d'être évident.

Nous avons rencontré Mujaffar au Mukti Ashram deux jours après l'opération de sauvetage à l'atelier. Il ne savait pas encore ce qu'il ferait de sa liberté retrouvée. «J'aimerais devenir quelqu'un. Quel que soit mon destin, je prendrai ce que Dieu me donnera.»

Chose certaine, il espère ne plus jamais retomber entre les pattes d'un esclavagiste. «Un enfant devrait étudier et jouer. Pas travailler.»

Les 10 pays en tête des nations esclavagistes

Ces 10 pays se classent en tête des nations esclavagistes dans le monde. Basé sur la proportion estimée d'esclaves dans chacun des pays, ce classement a été créé en 2013 par l'organisme australien Walk Free. Il a été conçu par un comité d'experts issus d'établissements universitaires et d'organisations internationales.

1. Mauritanie

2. Haïti

3. Pakistan

4. Inde

5. Népal

6. Moldavie

7. Bénin

8. Côte d'Ivoire

9. Gambie

10. Gabon

> Pour en savoir plus: www.globalslaveryindex.org