Les Philippins les appellent «nos survivants». Une grande partie des habitants des zones sinistrées par le typhon Haiyan s'est résolue à prendre la route de l'exil pour trouver de quoi boire, manger et s'abriter. Ils sont déjà des centaines à être débarqués à Manille le coeur gros, l'âme blessée, sans savoir ce que l'avenir leur réserve.

À la base de Villamor, dans la capitale, des dizaines de bénévoles se ruaient littéralement hier sur les rescapés qui débarquaient des avions militaires. Enfin, ils pouvaient aider concrètement leurs compatriotes qu'ils avaient vu tant souffrir à la télévision, leur parler, les toucher. La rencontre semble faire du bien tant aux aidants qu'aux aidés.

Chaque évacué reçoit immédiatement une bouteille d'eau, un plat cuisiné maison et... un hamburger, pour lui remonter le moral.

Ils sont nombreux à vouloir quitter la région de Tacloban. Même le maire, cité dans plusieurs médias, a déclaré qu'il serait bien qu'une partie des gens quitte le champ de ruines qu'est devenue sa ville. Mais les transports sont limités.

Joy Turla et sa grand-mère de 90 ans ont pu trouver une place dans un avion militaire vers Manille, mais 15 de leurs proches sont restés coincés à Tacloban. «Nous n'avions plus de nourriture, plus de maison, et la situation empire présentement, avec des meurtres, des vols», raconte-t-elle.

Malgré tout, c'est le coeur gros qu'elle a pris le chemin de l'exil. «Quand j'ai regardé en bas à partir de l'avion, j'ai pleuré, raconte-t-elle. J'adore ma ville, j'adore mon chez-moi... Ma ville est magnifique.»

Fatigue et tristesse

Elle n'est pas la seule. Complètement épuisée, Juvy Tado a été transportée en fauteuil roulant de la piste d'atterrissage jusqu'à l'aire d'accueil des sinistrés, son bébé installé sur ses genoux. «Je suis si fatiguée. Nous avons connu tant de difficultés pour nous rendre ici. Il y avait tant de gens qui voulaient une place sur un avion! Nous avons vécu et dormi deux jours à l'aéroport», raconte la dame, dont le visage semble constamment sur le point de fondre en sanglots.

Le typhon a détruit sa maison et tué une de ses belles-soeurs. Une autre belle-soeur va l'accueillir temporairement à Manille. «Tout ce que nous avions a disparu, il nous reste seulement cette place ici», dit-elle.

Mais elle pense déjà à l'avenir. «Nous avons un plan. Lorsque la ville va revivre, nous allons retourner à Tacloban. Peut-être que ce sera long, mais nous allons retourner. C'est une vie plus heureuse, la vie en province. J'aime les gens là-bas», dit-elle en souriant timidement.

Assis à proximité, Omar Santuele, un technicien spécialisé en pose de plexiglas qui a fui la ville avec sa combinaison de travail jaune vif, est encore plus catégorique. «Je suis né à Tacloban, je veux mourir à Tacloban. Ce n'est pas un endroit dangereux, les problèmes viennent juste du typhon.»

Le colonel de l'armée de l'air philippine, Miguel Okol, estime que sa base a accueilli environ 600 rescapés depuis le début des opérations. «La priorité est d'acheminer l'aide et le matériel là-bas, mais quand nous revenons, nous prenons autant de passagers que possible. J'espère que nous pourrons augmenter encore la cadence», dit-il.

Un psychologue propriétaire d'une clinique privée dirige sur la base une équipe d'une quarantaine de «conseillers psychologiques» qui portent assistance aux sinistrés. Les bénévoles ont reçu une formation sur le tas le matin même. «Mais la plupart avaient une expérience pertinente comme enseignants, conseillers, femme au foyer ou épouse de militaire», explique le Dr Leo Deux-Fils Mijares Dela Cruz.

Il souligne que les évacués ont bien besoin d'accompagnement. «Ils ont été traumatisés. Ils présentent des symptômes comme l'incapacité à se concentrer ou des douleurs physiques dues à un stress prolongé, dit-il. Il faut du temps au corps pour comprendre qu'il est en sécurité. Nous facilitons ce processus.»

Pour le psychologue, les victimes du typhon ne se limitent pas à ceux qui ont perdu leur maison ou un proche.

«Il y a trois sortes de victimes. Les victimes primaires, qui ont été touchées directement. Les victimes secondaires, qui ont été témoins directement de tout ça. Et les victimes tertiaires, celles dont le travail implique de travailler avec tous ces gens traumatisés. Elles-mêmes peuvent être marquées pour des années», dit-il en balayant la foule du regard.

Un lien vital vers le reste du monde

Dans les heures qui ont suivi la catastrophe à Tacloban, le gouvernement a dépêché Felino Castro sur place avec deux appareils jugés ultraprioritaires: une génératrice et une antenne satellite ouvrant un tout petit accès aux courriels, à Facebook et à Twitter.

«Je crois que la communication est aussi importante que la nourriture pour les gens ici», a-t-il expliqué à La Presse, pendant qu'au beau milieu de la nuit, une longue file de sinistrés attendait impatiemment pour obtenir trois minutes d'accès internet.

Le typhon ayant détruit tous les moyens de communication, la région s'est retrouvée coupée du monde vendredi dernier. Dans le pays et chez les expatriés partout dans le monde, des Philippins vivaient dans l'angoisse totale, incapables de savoir si leur famille avait survécu.

Des ordinateurs ont été installés sous une tente de fortune. Ils sont accompagnés d'une affiche: «Vous avez trois minutes pour annoncer sur Twitter, sur Facebook ou par courriel le nom des personnes qui ont survécu.» Les usagers ont accouru en masse.

«Chacun d'eux représente un foyer ou une famille, donc ça multiplie beaucoup le nombre de survivants confirmés», explique M. Castro, fonctionnaire de 43 ans du ministère philippin du Bien-être social.

Accessible dans le monde entier

Son équipe demande aussi aux sinistrés d'inscrire sur une feuille le nom de toutes les personnes qu'elles ont vues vivantes après le typhon. Des responsables transcrivent les noms dans une base de données Google Docs, accessible publiquement de partout sur la planète, dans laquelle les gens peuvent chercher le nom d'un proche.

«Nous devons le faire. Sinon, on prolonge l'agonie de la population, qui n'arrive pas à savoir ce qui se passe», résume le responsable.