C'est comme si, dans l'Allemagne de l'après-guerre, d'anciens nazis contrôlaient une province habitée par des victimes de l'holocauste... Cette région, c'est l'enclave cambodgienne de Pailin, à la frontière avec la Thaïlande, là où se sont repliés les anciens Khmers rouges du régime de terreur de Pol Pot. Olivier Weber a sillonné la région pendant 20 ans avant de publier Les Impunis chez Robert Laffont. Nous l'avons rencontré lors de son passage cette semaine à Montréal.

En 1975, dans leur délire communiste radical, les Khmers rouges ont redessiné le Cambodge à leur façon. Plus de monnaie nationale. Pas de relations sexuelles avant le mariage. Pas de religion. Plus de propriété privée. Les citadins de la capitale, Phnom Penh, ont été envoyés travailler aux champs. Les intellectuels ont été massacrés. L'horreur a duré près de quatre ans, avant que le régime ne soit renversé, en 1979.

Trente-quatre ans plus tard, les Khmers rouges existent toujours, et sont toujours aussi excessifs. Seulement, leurs idéaux égalitaires ont été depuis longtemps balayés. La province de Pailin, où ils se sont repliés dans le nord-ouest du pays, est aujourd'hui le paradis de la contrebande, des casinos, des armes, du trafic de rubis et des bordels animés par des femmes venues de toute l'Asie du Sud-Est. Les Khmers rouges se cachent à peine: ils dirigent l'enclave tout en prétendant n'être aujourd'hui que des Cambodgiens comme les autres.

«Ce qui m'a surtout frappé, dit l'écrivain français Olivier Weber, c'est l'hypocrisie dans cette enclave.»

L'homme est fasciné par le thème: un peu partout, que ce soit chez les talibans d'Afghanistan ou chez les Forces armées révolutionnaires de Colombie («qui n'ont plus de révolutionnaires que le nom», dit-il), il constate que les guérillas se sont gangrénées, pourries par l'argent, les trafics de drogue et de personnes.

À Pailin, au Cambodge, les responsables de l'un des pires génocides du siècle coulent des jours riches et paisibles en toute impunité, a constaté le reporter, qui fréquente cette région trouble depuis 20 ans.

Il y a bien un tribunal spécial, mis en place avec l'aide de la communauté internationale, qui a accusé jusqu'ici cinq anciens dirigeants. «Ç'a le mérite d'exister, dit Olivier Weber. Mais on ne parle que de cinq personnes. Comme si à Nuremberg, en 1945, on n'avait jugé que Himmler et Goebbels.»

«Il y a cinq personnes qui ont été accusées. Mais si on passe à une sixième, une septième, une huitième, ce sera la guerre. Les Khmers rouges au pouvoir dans cette province sont très malins: ils ont vendu leurs chefs, les ont jetés en pâture à Phnom Penh. Ils ont beaucoup d'argent, ils ont littéralement acheté la paix. Ils ont dit: «Vous nous foutez la paix, sinon, on a des chars, des hommes, des mines antipersonnel.» Le message a été plus que compris par le premier ministre.»

«La communauté internationale ferme les yeux - il y a un procès, ça suffit, c'est très bien... Mais je ne prétends pas rendre justice, je livre plutôt un témoignage d'un auteur de récits de voyage qui essaie de comprendre.»

Son récit s'attarde donc longuement à décrire le «Mal», incrusté dans la société cambodgienne, et les stigmates qui se perpétuent, de génération en génération. La majorité des Cambodgiens d'aujourd'hui n'a pas connu le génocide, rappelle-t-il.

«On a l'impression qu'ils veulent tourner la page. Mais en même temps, ils disent que cette violence, ils la ressentent. Une violence, entre autres, conjugale, familiale. Les jeunes en souffrent. Ils disent: «Nous avons peu d'initiatives, il y a peu de syndicats, nous sommes surexploités, nous n'avons pas le sens de l'entrepreneuriat.» Quand on en parle avec des psychiatres, des humanitaires, ils disent que c'est parce qu'il n'y a pas eu de vraie catharsis. La peur existe encore.»