Pendant plus de trente ans, Kim Khem s'est pliée à la loi du silence qui prévaut encore souvent au Cambodge lorsqu'il est question du régime khmer rouge. Âgée de 80 ans, elle a pourtant décidé de raconter enfin ces viols dont elle a été la témoin.

«Ils ont fait des choses mauvaises et si je continue de les cacher, c'est comme si je cachais un ennemi dans un village», explique-t-elle à l'AFP, assise aux côtés d'un psychologue venu pour la soutenir.

«Un jour, les soldats sont venus avec une barre métallique chauffée à blanc et ont demandé des "femmes cochonnes"», raconte-t-elle en sanglotant. Avant de décrire le plus crûment du monde la scène de viol à laquelle elle a assisté, puis les brûlures qui lui ont été infligées.

Dans un pays où un proverbe affirme que «l'homme est or, la femme est vêtement blanc», laissant entendre que seul le premier peut être lavé après avoir été souillé, les violences sexuelles commises en masse par les Khmers rouges sont le plus souvent restées inavouées.

Mais les noeuds se défont peu à peu. Kim affirme avoir survécu à la détention dans la prison de Takeo (sud) qui a coûté la vie à 600 femmes. Laissée pour morte dans une fosse commune, elle a ensuite suscité les craintes de ses geôliers qui ne se sont plus jamais attaqués à elle.

«Je parle au nom des mortes», a-t-elle déclaré le mois dernier lors du Forum de la Vérité, organisé par l'ONG locale Cambodian Defenders Project (CDP). En larmes, elle a raconté devant 400 personnes comment les femmes étaient emmenées pour aller «jouer avec les soldats» sans jamais revenir.

Elle n'a rien vu, mais a «entendu les hurlements».

Le forum n'a d'autre objectif que de libérer une parole muselée pendant des décennies. «La violence sexuelle était courante chez les Khmers rouges, mais il y a eu peu de recherches», explique Duong Savorn, du CDP.

Les trois plus hauts responsables khmers rouges encore en vie sont jugés par un tribunal international pour leurs responsabilités dans l'hécatombe de deux millions de morts qu'a fait le régime de Pol Pot. Mais le procès n'aborde pas les viols, si ce n'est ceux commis dans le cadre des mariages forcés.

Le parquet a bien tenté de les joindre à l'ordre du jour de la cour, évoquant une violence sexuelle «autorisée (...) ou tolérée par les autorités».

Mais les juges ont relevé que le régime dénonçait officiellement les viols et qu'ils ne pourraient établir la responsabilité des accusés dans ceux commis par la base.

«Il n'y a pas d'espoir que le tribunal aborde (la violence sexuelle), c'est pourquoi nous devons offrir une voix aux victimes, une forme d'apaisement pour trouver justice hors du processus judiciaire», estime Duong.

Kim, qui a été détenue pour avoir osé pleurer la mort de ses parents, estime elle aussi qu'avoir parlé lui aura été utile. «J'ai eu peur que mes enfants soient gênés par mon histoire. Mais tant que je la gardais pour moi, je me sentais oppressée».

Hong Savath, 48 ans, prend la parole à son tour. Elle raconte son viol, quand elle avait 14 ans, par trois cadres khmers rouges qui l'ont laissée pour morte dans la jungle.

Elle a donné naissance à un petit garçon, quatre mois après la libération du pays par les troupes vietnamiennes, en 1979. «Je n'étais pas mariée, je n'ai pas pu cacher que j'avais été violée», dit-elle. «Certains n'ont rien dit, d'autres m'ont stigmatisée».

Elle s'est courageusement constituée partie civile au procès, au titre des décès des membres de sa famille, mais sa souffrance à elle ne sera pas entendue. Reste donc l'écoute apportée par ce forum. «Si on ne dit rien, on le regrettera toute notre vie».

D'autres ne croient même plus en la valeur réparatrice des mots. Une vieille dame se lève, prend le micro et avoue ne pouvoir décrire ce qu'elle a vécu «parce que c'est trop».

«Le procès des Khmers rouges va se finir bientôt... et le gouvernement n'a pas pris en compte sérieusement la violence sexuelle» des Khmers rouges, dénonce-t-elle. «Nous sommes comme des mauvaises herbes qui flottent sur la rivière».