Torture, menaces... L'ISI, l'agence de renseignement militaire pakistanaise, terrorise ceux qui critiquent l'armée. L'assassinat d'un journaliste à la fin du mois dernier a brisé l'omerta, explique notre collaborateur, qui a recueilli les témoignages de journalistes et intellectuels persécutés.

Il est 17h45 en ce dimanche 29 mai à Islamabad. Saleem Shahzad, un journaliste d'investigation réputé pour ses enquêtes sur l'armée, les talibans et les groupes terroristes, se rend en voiture dans les studios d'une chaîne de télévision. Le lendemain, la police repêche son cadavre dans un canal au sud de la capitale.

Saleem Shahzad dérangeait. Dans son dernier texte, publié deux jours avant son assassinat, il révélait qu'Al-Qaïda avait recruté des officiers de la marine pakistanaise.

Les soupçons se portent sur l'ISI. D'après sa famille, cette agence de renseignement de l'armée pakistanaise était la seule à le menacer.

«Elle voulait le nom de ses sources. Deux semaines avant son assassinat, il avait reçu un coup de fil à ce sujet. Saleem leur avait rétorqué: «Je ne travaille pas pour vous»», raconte Hamza, son beau-frère. «Ils l'avaient convoqué en octobre 2010 dans leurs bureaux pour qu'il livre ses informateurs», précise-t-il.

L'ISI est redoutée au Pakistan. Mais la mort de Saleem Shahzad et l'émotion qu'elle suscite délient les langues. Journalistes et intellectuels n'hésitent plus à dire comment l'ISI les a persécutés.

Comme Umar Cheema, journaliste au quotidien The News, enlevé le 4 septembre 2010 à Islamabad. Ses ravisseurs le torturent, lui rasent la tête et les sourcils avant de l'avertir: «Si tu continues à parler, ce sera pire la prochaine fois.»

L'ISI avait convoqué Umar dans ses bureaux d'Islamabad quelques mois plus tôt pour ses articles dérangeants. Mais il avait continué à travailler. «Pour eux, il y a des sujets qu'on ne doit pas traiter: le nucléaire, leurs liens avec les talibans», explique-t-il aujourd'hui.

Universitaires surveillés

Un diagnostic que partage Ayesha Siddiqa, chercheuse spécialiste des questions de Défense: «L'ISI travaille avec certains journalistes. Elle se sert d'eux pour publier des informations qui la valorisent. Quand certains prennent leur indépendance, elle considère que c'est une trahison et devient violente.»

L'ISI s'attaque aussi aux universitaires. Comme Khadim Hussain, surveillé de 2008 à 2010. À cette époque, il publie des articles indiquant le manque de motivation de l'armée dans la lutte contre les talibans. Quelques mois plus tard, deux agents de l'ISI se présentent à son centre de recherche.

«Ils se sont assis et sont restés toute la journée. Ce manège a duré des mois. Ils ne disaient rien, mais j'ai sympathisé avec eux. Un jour, l'un d'entre eux a amené un CD qui contenait les fichiers d'écoute de mes conversations téléphoniques», s'amuse le chercheur.

«Le Pakistan a connu plusieurs dictatures militaires et depuis, l'armée se mêle de politique intérieure, explique Ayesha Siddiqa. Elle se perçoit comme la gardienne de l'idéologie nationaliste et du pays, la seule institution à agir dans l'intérêt du Pakistan.»

L'ISI jouit d'une impunité totale. L'enquête sur le meurtre de Saleem Shahzad est d'ailleurs dans l'impasse.

Après avoir retrouvé le cadavre, la police a fait procéder à l'autopsie. Mais le rapport remis à la famille est une photocopie à peine lisible. Quelques heures plus tard, les policiers ont enterré Saleem Shahzad, détruisant tout indice.

Une deuxième autopsie a été réalisée à la demande de sa famille. «Saleem Shahzad a été battu à mort, a indiqué le légiste. Difficile de dire avec quelles armes. Le corps était en état de putréfaction avancée quand on l'a reçu.»

Si des agents de l'ISI étaient démasqués, ils ne risqueraient rien. Ce sont des militaires. Ils n'ont pas à comparaître devant un tribunal civil. Après la mort de Saleem Shahzad, l'armée n'a publié qu'un démenti de cinq lignes: «Les insinuations publiées dans la presse contre l'ISI sont sans fondement».