Hier matin, dans la banlieue de Phnom Penh, un homme de 66 ans, aux cheveux blanchis, s'est présenté dans une salle de tribunal toute neuve. Dans son curriculum vitae, il est écrit qu'il est un professeur de mathématiques à la retraite. Mais au cours des prochains mois, Kaing Guek Eav devra expliquer comment il a procédé à la torture et à l'exécution de quelque 17 000 Cambodgiens.

Surnommé «Douch», l'homme ne nie pas qu'il a été, pendant le règne des Khmers rouges, le grand patron du centre S-21. Niché dans l'école secondaire de Tuol Sleng, ce centre de détention et d'interrogation a vu passer plus de 17 000 personnes, la plupart issues des rangs des Khmers rouges eux-mêmes.

 

Le travail de «Douch» consistait à leur faire avouer, par tous les moyens, qu'ils travaillaient à la solde de la CIA ou du KGB et qu'ils étaient les ennemis du régime dirigé par Pol Pot. Une fois la confession signée, ceux qui n'avaient pas déjà succombé à la torture étaient exécutés dans un rang de campagne. Leurs dépouilles, emmêlées, ont été retrouvées dans des charniers.

Hier, cependant, il n'a pas été question du fonctionnement sordide du centre S-21 devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, l'instance qui aura la tâche de juger cinq anciens dirigeants des Khmers rouges. Pour le moment, il y est question de procédures.

Le mois prochain cependant, le tribunal, composé à la fois de juges locaux et internationaux, devrait entendre les témoignages de l'ex-chef du centre de torture ainsi que ceux de quelques-unes de ses victimes ayant survécu à leur passage au S-21.

Trop tard pour la justice?

Le processus judiciaire naissant, mis sur pied par les Nations unies et le gouvernement cambodgien, suscite autant l'espoir que la grogne.

«Il est important, pour la forme, que justice soit rendue. Mais 30 ans plus tard, c'est un peu bidon», note la journaliste et documentariste montréalaise Lakshmi Nguon. D'origine cambodgienne, elle a vécu la guerre au début des années 70 avant de venir au Québec.

Mme Nguon était à Montréal quand, entre 1975 et 1979, la folie meurtrière des Khmers rouges a causé la mort d'entre un et deux millions de ses compatriotes, dont des dizaines de membres de sa famille. Elle travaillait auprès des réfugiés quand, en 1979, des dizaines de milliers de Cambodgiens affamés ont été forcés à l'exil.

«Il aurait fallu intenter un procès aux Khmers rouges en 1979, quand ils étaient tous vivants, pas quand la majorité d'entre eux sont morts ou sur le point de mourir», note celle qui rentre tout juste d'un voyage au Cambodge, où elle prévoit tourner un documentaire.

Les gens qu'elle y a tout juste rencontrés, raconte-t-elle, sont beaucoup plus préoccupés par leur survie au jour le jour que par le procès d'anciens tortionnaires, au crépuscule de leur vie. D'ailleurs, beaucoup de jeunes de moins de 30 ans ne croient pas un mot de ce que leur gouvernement raconte sur les atrocités commises dans leur pays.

Mais selon un spécialiste des génocides, les procès qui se dérouleront au cours des trois prochaines années pourraient remplir quelques trous dans la mémoire des jeunes Cambodgiens.

«C'est exactement le but recherché: faire exploser la loi du silence», souligne Frank Chalk, directeur à l'Université Concordia de l'Institut montréalais pour l'étude des génocides et des droits humains.

«La diffusion du procès à la télévision va aider les parents et les grands-parents à raconter à leurs enfants ce qu'ils ont vu et vécu à l'époque. Tout cela a été enseveli sous le traumatisme», estime le professeur d'histoire qui s'intéresse à la création du tribunal depuis 10 ans.

 

Sur le banc des accusés

Il est trop tard pour juger Pol Pot. Le leader des Khmers rouges est mort en 1998. Mais cinq autres dirigeants du mouvement communiste devront répondre pour les atrocités commises entre 1975 et 1979: > Kaing Guek Eav. Surnommé «Douch», il a dirigé le centre d'interrogation et d'exécution S-21. > Nuon Chea. Pol Pot était le «Frère Numéro 1», Chea, le numéro 2. Octogénaire, cet ancien chef de la sécurité du régime est accusé d'avoir ordonné l'exécution de tous les prisonniers du centre S-21 à la veille de la chute des Khmers rouges. > Ieng Sary. Numéro 3 du régime, il était le ministre des Affaires étrangères du régime de Pol Pot. On le croit responsable des meurtres d'intellectuels et d'expatriés cambodgiens. Il a 79 ans. > Ieng Thirith. Épouse de Ieng Sary. Âgée de 78 ans, cette ex-ministre des Affaires sociales aurait participé à l'organisation des purges massives. > Khieu Samphan. Il a été le président du pays sous les Khmers rouges. Il devra faire face à de nombreux chefs d'accusation dont: torture, travail forcé et persécution.