Pour la première fois depuis le 11 septembre 2001 et le début de la guerre au terrorisme, les populations des zones tribales pakistanaises qui vivent en bordure de la frontière afghane, sont obligées de fuir leurs villages. L'intensité des combats est sans précédent entre l'armée pakistanaise et les talibans dans ces régions qui sont leur sanctuaire. En un mois, au moins 340 000 personnes ont pris le chemin de l'exode et vivent réfugiées pour la plupart dans un camp à Mardan, dans la Province du Nord-Ouest.

Raheel doit avoir 6 ans. Il a le regard hagard et s'entasse comme il peut avec sa famille et une dizaine d'autres dans un pick-up bringuebalant. Il est 10h du matin. Il franchit l'entrée du camp. Devant nous, un terrain vague en construction d'où émergent par endroits des tiges d'acier et des monticules de terre, et autour, sur un sol terreux déjà bourré d'immondices, s'alignent des bâches crasseuses et déchirées. Les grappes d'enfants aux tuniques bleues, roses et orange qui en sortent égayent l'endroit.

 

Ailleurs, c'est le désarroi. Celui de ces familles contraintes de fuir les talibans et la guerre sans merci que leur livrent l'armée pakistanaise et la CIA qui multiplie les raids de missiles depuis ses bases afghanes. Et intervient même directement au sol avec des avions de combat et des commandos, sans en avertir Islamabad.

«Le président Bush a secrètement autorisé les forces spéciales américaines à mener des opérations terrestres au Pakistan sans autorisation d'Islamabad. La situation dans les zones tribales n'est plus tolérable. Nous devons être plus combatifs. Des ordres ont été donnés» a confié sous couvert d'anonymat un proche de Bush au New York Times.

Vêtus de leurs traditionnelles tuniques longues, la salwar kameez, des hommes paniqués parlent entre eux.

Saïd, 25 ans, a l'oeil noir: «On est partis en catastrophe il y a quatre jours. C'était à l'aube. On a vu des avions de combat américains foncer droit sur nous. Ils ont bombardé une dizaine de maisons où ils suspectent les talibans de se planquer. Mais les talibans ne sont pas fous! Ils sont dans des bunkers en totale sécurité! Pour un taliban tué, ils tuent 100 civils!»

Depuis un mois, les combats dans ces régions frontalières de l'Afghanistan font une centaine de morts par semaine, dont une majorité de civils. «Les talibans se vengent par des attaques suicide et c'est la population qui trinque!» enrage Assan, un vieillard. Il vient du village de Charmand. Sa maison a été complètement détruite. Seule sa femme a survécu.

«Avant, le village était tranquille. Les talibans, nos frères pachtounes, vivaient parmi nous et même dans nos maisons. Mais aujourd'hui, on ne peut plus leur résister. Ils sont armés jusqu'aux dents et si on dit quoi que ce soit contre eux, ils nous tuent», mime ce vieil homme en passant sa main en travers de sa gorge.

Ici, on dit que les talibans ont pris le dessus et que l'armée est totalement dépassée. Pire encore. «Tout le monde sait qu'ils (les talibans) sont infiltrés par des agents des services secrets qui les utilisent. Ils s'habillent comme eux et luttent avec eux contre les États-Unis et l'armée pakistanaise», lance Saïd.

Cette alliance historique entre les renseignements pakistanais (l'ISI) et les islamistes, la «Mollah Military Alliance», ne fait aucun doute pour ces villageois. C'est même officiel: l'implication de l'ISI est reconnue et dénoncée depuis sept ans par les États-Unis.

Saïd aimerait en dire plus mais il murmure «Restons discrets. On ne sait pas quelles sont les oreilles qui traînent ici». Par sms, il écrira: «Faites attention. Beaucoup d'agents espionnent. Je pourrai vous raconter en détail ce qu'ils font dans nos villages mais pas ici... Je tiens à ma peau». Nous devons arrêter net la discussion.

Soudainement, des familles se ruent vers un camion de ravitaillement alimentaire qui vient d'arriver. «Ça fait trois semaine qu'on attendait!» lance Sunil, qui en avait assez de manger les plats préparés jusqu'à ce jour par les cuisiniers du camp.