Chaque mardi, les gens de Méyè jouent au soccer sur le terrain abandonné du camp de l'ONU qui a empoisonné tout le pays.

De la capitale, Port-au-Prince, il faut compter deux heures pour arriver jusque-là. On y va par une route verte et montagneuse, mais le choléra, lui, est passé par la rivière.

Nous voici à « Ground Zero ». C'est ici, en 2010, dans ce camp alors occupé par les Nations unies, qu'a commencé l'épidémie de choléra qui a fauché 10 000 vies et fait 800 000 malades. Ce sont des soldats d'un contingent népalais qui ont amené la maladie, qui était complètement disparue de l'île depuis un siècle.

Lanait Pierre se souvient très bien des premiers malades. « On ne savait pas ce que c'était. Les médecins n'arrivaient pas à faire de diagnostic. Et les gens mouraient. Ce sont les soldats du camp qui ont reconnu les symptômes. »

Nous avons croisé Lanait sur les berges de la rivière Méyè, qui porte le même nom que le village où nous sommes. Il est venu se brosser les dents. Comme la moitié des Haïtiens, il n'a pas accès à de l'eau potable.

Derrière sa silhouette, les murs blancs du camp détonnent avec la verdure environnante. Les tourelles d'observation sont vides. Il n'y a personne pour contrôler les allées et venues à la guérite. La clôture est pleine de trous.

Les soldats sont partis depuis longtemps, chassés à coups de manifestations par la population locale après l'apparition de la maladie. De l'ONU, il ne reste aucune trace dans l'immense complexe autrefois sécurisé. Les logos ont été soit arrachés, soit recouverts. On ne reconnaît que les couleurs de l'organisation sur les bâtiments en béton où des familles ont depuis élu domicile : blanc et bleu.

Dans la région, la genèse de l'épidémie de choléra a pris des airs de légende dont chacun a sa version. Certains racontent que les Népalais malades se soulageaient directement dans la rivière Méyè, petit affluent de l'Artibonite, le plus long fleuve du pays. D'autres croient que ce sont les fosses septiques mal entretenues qui ont débordé à cause des pluies.

Et d'autres encore, comme Lanait Pierre, disent qu'ils vidaient les latrines dans l'eau. « Je les ai vus avec leur seau », jure-t-il. Louis Ledoux, qui a perdu son frère et son cousin durant les premiers mois de l'épidémie, parle plutôt de machines qui déversaient le contenu des toilettes dans la rivière. « Je m'en souviens très bien », affirme l'homme, selon qui l'ONU « n'a plus sa place en Haïti ».

Quels que soient les véritables détails de l'affaire, un fait, que même l'ONU a cessé de nier, est désormais irréfutable : le mal s'est propagé par l'eau à partir du camp.

C'est après avoir bu cette même eau qu'Émile Charleston est mort.

C'était en 2012. Au village, tout le monde savait que la rivière Méyè était contaminée. Émile, 37 ans, père de huit enfants, travaillait dans un champ de canne à sucre comme il y en a des centaines dans la région. La chaleur était étouffante, se souvient sa veuve, Nadia. Le père de famille n'en pouvait plus. La soif le tenaillait. Il était déshydraté. Il connaissait les risques, mais il n'a pu résister. Il y avait un gallon d'eau de rivière à portée de main. Il a bu.

Nadia était à la maison quand des confrères d'Émile sont venus la chercher. Son mari était déjà à l'hôpital. Il est mort 10 jours plus tard, après de terribles souffrances, raconte la femme aujourd'hui âgée de 30 ans.

Pendant que son mari agonisait, toutes sortes d'experts, dont certains mandatés par l'ONU, avançaient des théories pour expliquer la présence de la bactérie dans le pays. On affirmait que le choléra était dormant en Haïti et qu'il avait été réveillé par le tremblement de terre, une thèse depuis réfutée. On montrait du doigt les failles du réseau de distribution et d'assainissement de l'eau, la piètre qualité du système de soins de santé et les mauvaises habitudes sanitaires de la population, qui, si elles ont contribué à sa propagation, n'ont pas fait apparaître la maladie.

« Imaginez le sentiment de culpabilité des familles des victimes. Les gens croyaient que c'était de leur faute », rage Misselaine Mathieu, directrice des soins infirmiers à l'hôpital Saint Camille de Port-au-Prince, qui peut accueillir jusqu'à 50 patients atteints de choléra à la fois.

La culpabilité, Nadia n'en a que faire. Elle n'en a tout simplement pas le temps. La jeune maman nous accueille sur le terrain de la cabane de deux pièces qu'elle occupe avec ses enfants, à une demi-heure de marche du village à travers les champs.

Elle est accroupie sur un tas de roches qu'elle casse à coups de marteau, sa robe rayée relevée entre les jambes pour ne pas être encombrée. Son bébé de 10 mois est assis sur une chaise sous un arbre pour qu'elle puisse la surveiller.

Nadia ne s'est pas remariée. C'est pour subvenir aux besoins de ses enfants qu'elle casse de la roche, qu'elle revend ensuite à des camionneurs. Un travail éreintant.

Chaque jour, elle marche jusqu'à la rivière qui a tué son mari pour s'approvisionner en eau. Elle l'utilise pour la lessive et pour faire sa toilette, mais elle la filtre avant de la boire. C'est une ONG qui lui a offert le filtre, qui a une durée de vie d'un an. Nadia ne se souvient plus depuis quand elle l'utilise.

« De toute façon, dit-elle, je n'ai pas le choix de prendre l'eau de la rivière. Il n'y en a pas d'autre. »

Candie Paul est mère de deux enfants. Sa famille est l'une de celles qui se sont installées dans les bâtiments abandonnés par les soldats dans le camp de l'ONU. Elle aussi utilise l'eau, mais « juste pour se laver et faire la lessive », assure-t-elle. L'eau qu'elle boit provient d'un puits situé tout près. Elle croit qu'il n'est pas contaminé, mais elle a malgré tout déjà eu le choléra. D'autres membres de sa famille aussi. « Ça me fait peur, mais c'est ici que je vis », dit-elle.

Mais Candie, comme Nadia d'ailleurs et comme Louis Ledoux, qui a perdu son frère, a un nouvel espoir.

Après avoir dit cette année pour la première fois « regretter profondément les pertes en vies humaines et les souffrances causées par l'épidémie de choléra », l'ONU a promis 400 millions de dollars américains pour lutter contre l'épidémie, dont 200 millions iront aux familles et aux communautés les plus affectées par l'épidémie.

Une annonce qui crée beaucoup d'attentes. Trop, selon le Dr Helman Ceneus, coordonnateur des maladies infectieuses de la Direction sanitaire du département de l'Ouest, qui englobe la capitale.

Nous le rencontrons dans son bureau de Port-au-Prince, d'où il surveille l'évolution de l'épidémie.

Depuis l'annonce de l'ONU, son équipe est submergée de visites de gens qui réclament des certificats pour prouver qu'ils ont perdu un proche. « Ce n'est pas faisable. Il y a des gens qui n'ont pas été identifiés. Des gens qui sont morts chez eux sans que nous soyons alertés. On a des registres pour les décès hospitaliers, mais pas pour tous les décès communautaires. »

Oddy Naval, responsable du bureau de Médecins du monde aux Cayes, qualifie la promesse de « foutaise ».

« C'est impossible de retrouver toutes les victimes. Le choléra, c'est la maladie des pauvres. Est-ce qu'on va vraiment marcher durant 12 heures dans les montagnes pour retrouver le pauvre paysan qui a perdu sa femme et lui donner de l'argent ? Non. »

Au moment d'écrire ces lignes, l'ONU avait récolté 0,4 % (2 millions) de la somme promise aux Haïtiens. Le Canada n'avait pas encore décidé s'il contribuerait au fonds.

Photo Martin Tremblay, La Presse

C'est ici, à Méyè. en 2010, dans ce camp alors occupé par les Nations unies, qu'a commencé l'épidémie de choléra qui a fauché 10 000 vies et fait 800 000 malades en Haïti.