Quelque 10 000 morts, 800 000 malades. Le choléra fait des ravages en Haïti. Après six ans à nier l'évidence, l'ONU a admis cet automne que ce sont ses soldats qui ont amené la maladie dans l'île. L'organisation promet 400 millions de dollars. D'où viendra cet argent ? Le Canada a déjà donné des dizaines de millions pour la lutte contre le choléra. Donnera-t-il encore ? Est-il trop tard pour éradiquer la maladie ? Portrait d'une épidémie oubliée.

L'odeur prend à la gorge avant même qu'on passe la porte. Une odeur d'excréments, de sueur et d'eau de Javel dans laquelle macèrent 32 malades couchés les uns à côté des autres sur des planches de bois avec un trou au milieu et un seau en dessous pour qu'ils puissent se soulager.

Il n'y a pas de rideaux pour se cacher. Pas de draps pour se couvrir. Que des malades alignés dans une pièce rectangulaire aux murs en béton. Dehors, d'autres sont entassés dans une tente qui sert d'agrandissement à la clinique de choléra de l'hôpital des Cayes, complètement débordée. La chaleur y est encore plus étouffante et l'odeur, insupportable.

Le choléra est une maladie humiliante et nauséabonde.

Emmanuela Similien, 30 ans, est allongée torse nu sur un banc placé directement dans l'entrée parce qu'il manque de lits. Elle a passé plus d'une heure à califourchon à l'arrière d'une moto pour se rendre à l'hôpital. Elle était tellement déshydratée qu'il a fallu la mettre d'urgence sous soluté. Elle a eu de la chance. La semaine précédente, un homme est mort dans le stationnement de l'établissement. Il venait de plus loin qu'Emmanuela. Il est arrivé trop tard.

Pour limiter la contagion, un jeune employé se promène avec un boyau et de l'eau de Javel et il envoie des jets un peu partout. À l'entrée de la clinique, il faut se laver les mains et se tremper les pieds dans le même liquide. Un rituel identique est imposé à la sortie.



Photo Martin Tremblay, La Presse

Le choléra est une maladie humiliante et nauséabonde.

La Presse s'est rendue en Haïti en novembre, un mois après que l'ouragan Matthew a ravagé une partie de l'île, tué près de 1000 personnes et emporté arbres, récoltes et maisons sur son passage, alors que des flambées de choléra faisaient des victimes un peu partout. 

Nous souhaitions témoigner de l'état de l'épidémie, qui a fait 10 000 morts et 800 000 malades en sept ans, dans la foulée de la volte-face des Nations unies cet automne. L'organisation niait jusque-là toute part de responsabilité dans son introduction au pays. Après des années sous pression, elle a reconnu « une responsabilité morale [mais pas légale] envers les personnes les plus affectées par l'épidémie de choléra ». Ce sont des soldats népalais infectés qui ont amené sa souche sur le sol haïtien en 2010.

Malgré des centaines de millions déjà investis - à lui seul, le Canada en a versé 42, selon un porte-parole du ministère des Affaires mondiales, sans compter le travail de terrain de plusieurs ONG canadiennes et québécoises, dont Médecins du monde Canada et Oxfam-Québec -, l'épidémie n'est toujours pas maîtrisée. L'ONU promet 400 millions de plus. 

Ce sont les pays membres, dont le Canada, qui devront avancer les nouveaux fonds. Le Canada le fera-t-il ? « Le Canada attend de connaître l'ensemble des détails [du plan de lutte de l'ONU] avant de voir de quelle manière nous pourrions y contribuer », répond Jocelyn Sweet, d'Affaires mondiales Canada. En bref : on ne sait pas encore. 

Qu'en est-il sur le terrain ? Où est allé l'argent déjà investi ? Le Dr Jean Mydo Julien, qui administre l'hôpital de Fontaine, dans le bidonville de Cité-Soleil, à Port-au-Prince, se fâche lorsqu'on lui pose la question. Il nous montre d'un geste de la main, l'air de dire : « Pas ici en tout cas », sa minuscule clinique de choléra, une pièce d'à peine deux mètres sur trois où cinq malades se partagent quatre lits et une chaise. 

« On se fait promettre de l'argent, mais quel est le pourcentage des fonds qui ont été réellement donnés, ou qui ont seulement transité par Haïti pour s'en aller ailleurs ? L'argent, il n'arrive pas jusqu'à nous », martèle le médecin. Militant, il a quitté les États-Unis en 2011 pour aider son pays natal lorsque l'épidémie s'est déclarée. « Les besoins étaient énormes, se souvient-il. On commençait à compter les morts partout. » Des morts, il y en a encore, cinq ans plus tard. 

« Nous sommes dépendants de l'ONU. La philosophie même de cette aide fait partie du problème. Tant qu'on ne comprendra pas qu'il faut nous faire confiance au lieu de tout faire pour nous, ça ne fonctionnera pas. » 

Nous demandons au Dr Julien si les excuses faites cet automne changent quelque chose. Il sourit. « Je ne crois pas aux discours. Lorsque l'ONU prendra des actions concrètes, je le croirai. Pour l'instant, ce ne sont que des déclarations. » Un scepticisme partagé par plusieurs.

À l'hôpital de Chapi, toujours dans Cité-Soleil, Direni Dumais n'en a rien à faire, des promesses. C'est aujourd'hui que son bébé est malade et les infirmières manquent de matériel pour le soigner. Sur le lit d'à côté, elles se sont mises à quatre pour trouver une veine dans le bras de Lucienne Pierre, 60 ans, et la mettre sous soluté. Les infirmières s'éclairent à la lumière des écrans de leurs cellulaires. Elles en sont à leur cinquième tentative. Il y a des taches de sang partout sur le drap blanc. 

Ici, c'est Médecins du monde Canada qui fournit médicaments, formations et personnel ménager. L'hôpital n'en a pas les moyens. Et, malgré l'aide internationale, on commence sérieusement à manquer de matériel.

Alors que le rythme de contamination avait baissé depuis 2014, voilà que Matthew entraîne une recrudescence des cas. Puits, rivières et latrines ont été inondés. Les survivants n'ont souvent eu d'autre choix que de boire l'eau contaminée par la tempête. Plusieurs établissements peinent à suivre la cadence des malades, surtout dans la région de la Grande Anse, plus au sud. 

Les murs roses du dispensaire de Beaumont apparaissent entre les montagnes au détour d'un virage. Le complexe de plusieurs édifices n'a plus de toit. Les squelettes métalliques des lits gisent un peu partout sur le terrain boueux, avec pour seuls compagnons des papiers détrempés - pour la plupart des dossiers de patients - et de l'équipement médical éparpillé ici et là. 

Nous voici au coeur de ce que les Haïtiens appellent « la zone ». Là où Matthew a frappé le plus fort. L'endroit n'a été accessible que par hélicoptère durant des jours. La route vient à peine de rouvrir.

La camionnette 4x4 dans laquelle nous sommes s'immobilise. Difficile de croire qu'il y a des patients ici. Et pourtant. Lucia Tanis, responsable du traitement du choléra pour Médecins du monde, vient de recevoir un appel alarmant. Un malade en serait à ses dernières heures. 

Il pleut. Il faut traverser plusieurs pièces dévastées, puis passer dans un long couloir à ciel ouvert avant d'arriver dans le seul endroit du dispensaire où le plafond a tenu.

C'est ici que l'infirmier Marc Daniel François reçoit les cas de choléra. Il travaille jour et nuit, sans arrêt depuis la tempête. Une fois le soleil couché, il travaille avec une lampe frontale. Ses collègues médecins et infirmières, qui étaient logés à l'hôpital, sont retournés dans leur région respective. Marc Daniel et une autre infirmière sont les seuls originaires de Beaumont. 

Ils s'avouent incapables de soigner une des deux patientes dont ils ont la charge. « Ils ne savent pas quoi faire, nous explique Lucia. Le protocole de traitement était accroché au mur, mais la feuille a été emportée par l'ouragan. Lorsque l'état de la patiente s'est dégradé, ils n'ont pas pu le consulter. » Un incident qui montre qu'ici, la lutte contre le choléra ne tient souvent qu'à un fil. Ou à une feuille. 

Comment se fait-il que, bientôt sept ans après l'apparition de la maladie, l'effort d'éradication ne soit pas mieux rodé ?

Pour comprendre, il faut retourner en arrière, là où tout a commencé.

Photo Martin Tremblay, La Presse

Emmanuela Similien, 30 ans, a été mise d'urgence sous soluté tellement elle était déshydratée.

LE CHOLÉRA, C'EST :

Une infection qui se transmet par des aliments et de l'eau contaminée ou par des contacts avec les selles d'une personne malade.

Dans les cas graves, les symptômes sont : crampes, nausées, vomissements, diarrhées, déshydratation, mort.

Le traitement : une bonne hydratation (des antibiotiques peuvent raccourcir la durée des symptômes).

On en meurt quand : on n'a pas accès à l'eau potable.

Des excuses de l'ONU, et alors?

L'ONU a présenté à l'automne ses excuses pour l'épidémie de choléra en Haïti. Ce n'est pas assez, tranche Philip Alston, rapporteur spécial de l'organisation sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme. L'attitude de l'ONU est « honteuse », constitue « un désastre » et « affaiblit sa crédibilité », dit-il. Les six ans de délais ont miné la lutte contre la maladie ; les Nations unies doivent reconnaître une responsabilité légale pour que les Haïtiens soient dédommagés.

L'ONU a mis plus de six ans avant de dire : « Oui, nous avons joué un rôle dans l'épidémie de choléra. » Est-ce qu'une prise de position plus rapide aurait changé quelque chose sur le terrain ?

Je crois que ça aurait eu un très gros impact. [Durant des années], les Nations unies continuaient de dire : « Nous ne savons pas ce qui a causé le choléra. Nous ne sommes pas responsables. » Il n'y avait donc pas d'obligation de faire quelque chose. À la place, [le fonds de lutte contre le choléra] est devenu un autre fonds parmi d'autres. Ils n'ont amassé qu'une portion de l'argent [dont ils avaient besoin] et ils n'en ont pas eu assez pour maintenir l'effort d'éradication.

L'ONU s'est finalement excusée, mais n'a pas reconnu de responsabilité légale. Qu'est-ce que ça change ?

D'abord, pour Haïti, cela signifie que personne ne dit : « Oui, c'était notre faute. » C'est comme si l'explication selon laquelle le choléra est simplement apparu était toujours possible. Personne ne peut dire aux gens qui sont touchés : « Nous sommes désolés. » Psychologiquement, c'est très important, dans une situation où un gouvernement a tué un grand nombre de personnes, que les victimes entendent ce gouvernement reconnaître ce qu'il a fait et qu'il le regrette.

Croyez-vous que cette position aura un impact en ce qui concerne le dédommagement ? L'ONU a promis 400 millions de dollars dont une bonne partie doit aller aux victimes.

Il faut voir si l'ONU va récolter l'argent. L'un des problèmes, c'est qu'il y a une lassitude évidente chez les donateurs. Les gouvernements estiment qu'ils ont dépensé beaucoup d'argent en Haïti et que ça a été gaspillé. La situation [dans le pays] est sens dessus dessous. Les gouvernements ne sont pas très enthousiastes [au sujet de ce fonds]. Je pense que même le gouvernement du Canada, qui est un acteur clé ici, ne semble pas y accorder beaucoup d'importance.

Si c'était une obligation légale où l'on dit : « Nous sommes responsables du choléra en Haïti et de la mort de 10 000 personnes. Nous devons payer une indemnité », ce serait plus facile d'insister auprès des pays membres pour qu'ils contribuent. Ce n'est pas comme de leur dire : « Il y a plusieurs causes, mais peut-être que vous aimeriez donner quelque chose à Haïti ? Ou peut-être que vous préférez donner à la Syrie, ou à l'Éthiopie ? »

Et pour la crédibilité de l'ONU, qu'est-ce que cela signifie ?

Ça m'inquiète pour l'avenir. Je crains que si l'ONU ne reconnaît pas sa responsabilité dans ce cas-ci, elle ne la reconnaisse jamais ailleurs. Cela crée un précédent très important. Par ailleurs, des excuses et une reconnaissance légale placeraient Haïti sur l'écran radar de l'ONU. Comme je l'ai dit, il ne faut pas voir cela comme un autre fonds volontaire comme il en existe des centaines. Ici, c'est différent parce que l'ONU a directement causé [l'épidémie].

Photo Loey Felipe, tirée du site de l'ONU

Philip Alston, rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme

Photo Martin Tremblay, La Presse

Philip Alston estime que l'organisation doit reconnaître une responsabilité légale pour l'épidémie de choléra en Haïti afin que les victimes soient dédommagées.