Des concerts de casseroles ont à nouveau retenti cette semaine en Argentine. Sous le slogan «Je suis Nisman», en référence à «Je suis Charlie», des manifestants dénoncent la mort mystérieuse d'un procureur qui accusait la présidente. L'affaire divise le pays et suscite une des plus graves crises de l'ère Kirchner.

«Ce qui nous arrive est une tragédie humaine et une tragédie politique», lâche Luis Czyzewski, d'une voix grave.

En ce mercredi d'été austral, le septuagénaire s'est joint à la manifestation organisée dans le centre de Buenos Aires, devant l'AMIA, l'Association mutuelle israélite argentine. Sur la façade de l'édifice, 85 noms de victimes sont gravés, dont celui de Paola, sa fille.

Il y a 20 ans, le 18 juillet 1994, une camionnette chargée d'explosifs a dynamité l'AMIA. Paola sera retrouvée dans les décombres deux jours plus tard. «Tout le quartier avait volé en éclats», se souvient Luis.

Jamais l'Argentine, qui accueille la plus grande communauté juive d'Amérique latine, n'avait connu un attentat d'une telle ampleur. Le temps passe et l'affaire n'est jamais résolue.

Une balle dans la tempe

Dimanche dernier, coup de théâtre, un procureur qui venait d'accuser la présidente argentine d'avoir couvert des responsables iraniens de l'attentat est retrouvé mort dans son appartement, une balle dans la tempe. Et ce, juste avant qu'il n'apporte au Parlement les détails de ses accusations.

Cette histoire, digne d'un mauvais roman noir, ravive non seulement la douleur des victimes, mais ébranle tout le pays. «Cela révèle au monde la face sombre de l'Argentine, tous nos pouvoirs publics sont en question», poursuit Luis.

Immédiatement, une enquête est ouverte sur la mort du procureur. Le corps d'Alberto Nisman, 51 ans, gît dans la salle de bains de son très chic appartement. À son côté, un calibre 22 mm. On annonce qu'aucune trace d'intervention extérieure n'a été repérée, et que l'appartement était verrouillé de l'intérieur.

Très vite, trop vite, les autorités évoquent «un suicide». Mais cette hypothèse ne convainc pas tout le monde. La juge d'instruction le qualifie de «décès douteux» et enquête sur des «incitations» au suicide ou des menaces. Au fil des jours, loin de s'éclaircir, l'affaire devient plus trouble. On apprend notamment qu'aucune trace de poudre n'a été retrouvée sur la main du cadavre, qu'il existe une passerelle extérieure donnant accès à l'appartement et que Nisman avait confié se savoir menacé.

De quoi encourager toutes les spéculations et diviser encore un peu plus l'opinion argentine, déjà très polarisée. Les opposants à la présidente Cristina Kirchner, soutenus par de puissants médias, n'attendent pas d'en savoir plus pour dénoncer son implication.

Lors d'une première manifestation, organisée lundi sous le slogan «Je suis Nisman», référence au français «Je suis Charlie», retentissent des «Cristina asesina». Mais ses partisans répliquent: «N'essayez même pas [sous-entendu: de l'attaquer]. Nous sommes tous Cristina», peut-on lire sur des affiches collées partout dans la ville.

La présidente transmet enfin ses réactions par Facebook. Elle affirme bientôt que Nisman était en lien étroit avec un chef des services secrets qu'elle vient d'évincer, un homme lié à la CIA et au Mossad. Et laisse entendre que la mort du procureur pourrait être une vengeance d'agents de renseignements, destinée à la déstabiliser à quelques mois de l'élection présidentielle. Depuis toujours liés à cette affaire, les services secrets jouissent, il est vrai, d'un pouvoir mal contrôlé dans le pays.

Outre le mystère de la mort du procureur, reste à élucider l'attentat de l'AMIA. L'enquête de Nisman, peu à peu dévoilée, apportera peut-être des éléments. Dès 1994, une piste syrienne et une piste locale sont étudiées par la justice, mais elles sont laissées de côté du fait du manque de preuves et d'irrégularités (un juge, depuis destitué, a notamment payé un témoin).

En 2007, Nisman obtient finalement qu'Interpol lance un mandat d'arrêt international contre cinq ex-hauts dignitaires iraniens et un Libanais lié au Hezbollah. Il pensait que l'attentat avait été commis par le Hezbollah sur ordre de l'Iran. Avant de mourir, Nisman accusait plus précisément des proches de la présidente d'avoir tenté de négocier leur impunité pour obtenir du pétrole à bon prix. Son rapport, qui s'appuie sur des écoutes téléphoniques d'un agent iranien, doit cependant être examiné de plus près. Après 20 ans d'impunité, les Argentins, comme Luis, peinent à croire que la vérité éclatera un jour: «Mais plus que jamais, nous devons continuer notre combat.»