Le tremblement de terre qui a dévasté Haïti le 12 janvier 2010 a jeté 1,5 million de personnes à la rue. Cinq ans plus tard, la majorité d'entre elles ont réussi à se reloger. Les vastes camps de tentes ont presque tous disparu du paysage. Mais la plupart des rescapés du séisme vivent dans des conditions d'une grande précarité. Et les promesses de reconstruction restent toujours... des promesses.

Il y a 11 jours, Rose-Marthe Descat a fait un affreux cauchemar. Dans son rêve, ses parents l'avaient chassée de la maison familiale surpeuplée et elle se voyait marcher dans la rue avec des enfants, quand la terre a tremblé. Elle s'est mise à courir à toute vitesse, à la recherche d'un abri.

Rose-Marthe a 22 ans. Elle en avait 17 quand un séisme de 7 sur l'échelle de Richter a frappé Haïti, tuant plus de 200 000 personnes et jetant 1,5 million de rescapés à la rue. La jeune femme se trouvait alors chez une voisine. Dehors, c'était la fin du monde.

Cinq ans plus tard, Rose-Marthe a encore le souvenir du «goudougoudou» inscrit dans son corps. Il suffit qu'un mouvement de chaise fasse frémir le sol pour que tous ses muscles se tendent, dans l'appréhension de la secousse qui pourrait suivre. Quand elle en parle, ses yeux se remplissent d'eau: «Ça ne sortira jamais de ma tête.»

Pourtant, Rose-Marthe a eu une chance incroyable: même si sa propre maison a été emportée par le séisme, ses parents et ses sept frères et soeurs ont tous survécu. Un de ses frères, Samson, se trouvait près de l'hôtel Villa Créole quand le sol s'est mis à valser. Ivanoh Demers, photographe de La Presse, était là lui aussi, avec la journaliste Chantal Guy.

Parmi les dizaines de clichés qu'il a pris cette nuit-là, il a croqué l'image d'un gamin de 11 ans soigné à la lumière des torches électriques. La photo a fait le tour du monde. Le garçon, c'était Samson Descat.

Un an plus tard, nous avons réussi à le retracer, presque miraculeusement. Sa famille vivait alors dans un des camps de tentes qui avaient essaimé parmi les décombres. Les Descat avaient tout perdu: leurs biens, leurs petits boulots, tout.

Émus par leur sort, des lecteurs de La Presse ont voulu leur donner un coup de main. Leurs dons ont permis aux Descat de quitter l'abject camp où ils s'entassaient dans une baraque de tôle, à quelques mètres d'une rangée de latrines puantes.

En Haïti, le loyer est payable un an à l'avance. Les Descat ont utilisé une partie de leur magot pour louer un appartement pour 12 mois.

Mais ils ne voulaient pas dilapider tout leur argent en loyer. Pour eux, une maison, c'est le seul rempart contre l'extrême insécurité. Et comme une vaste majorité de Haïtiens, Osmane et Nadine Descat, les parents de Samson, voulaient construire leur propre maison.

Mais après le séisme, les prix de l'immobilier ont explosé dans la capitale. Les Descat ont fini par dénicher un terrain à Métiviers, à trois quarts d'heure de route cahoteuse de Port-au-Prince.

L'argent qui restait leur a permis de payer les deux tiers du prix de ce terrain avec vue plongeante sur la capitale. Et d'acheter les matériaux de construction pour la maison où ils vivent aujourd'hui.

Deux parents, huit enfants, un gendre, trois petits-enfants: quatorze personnes cohabitent dans cette maison qui compte trois chambres en enfilade, un salon et une minuscule cuisine.

Cette exiguïté ne les dérange pas trop. Mais ils aimeraient remplacer leurs murs de contreplaqué par une construction «en dur». Ils voudraient surtout obtenir leurs titres de propriété. Mais pour ça, il faut finir de payer le terrain.

Qu'arrivera-t-il si jamais l'homme qui leur a vendu le terrain fait pression pour clore la transaction? En Haïti, le crédit n'existe pas. Et mettre de côté l'argent qu'ils lui doivent relève d'une mission impossible...



Petits boulots

Nadine Descat a bien retrouvé son emploi de buandière au Royal Oasis, un hôtel de 127 chambres qui était en construction avant le séisme. C'est l'un des nombreux établissements de luxe qui ont poussé à Port-au-Prince depuis trois ans.

À l'entrée du Royal Oasis, nous sommes accueillis par une immense affiche publicitaire qui vante les charmes des BMW. Dans la cour intérieure, une terrasse a été aménagée autour d'un bassin d'eau. Une aile de l'hôtel abrite une allée de boutiques de luxe.

Tous les matins, Nadine Descat marche pendant 90 minutes pour se rendre au boulot. Le retour est encore plus long, puisqu'elle doit remonter vers les hauteurs de Métiviers. Salaire: 220$ par mois.

Osmane, lui, travaillait comme homme à tout faire dans un autre hôtel, avant le séisme. Depuis, il n'arrive pas à trouver d'emploi stable. On le sent honteux de laisser sa femme subvenir aux besoins du ménage. «Mais papa, tu n'as pas de métier», soupire Rose-Marthe, quand nous sommes réunis autour d'un repas de poulet, de riz et de jus de chadèque frais.

Osmane décroche parfois de petites «jobines». Tout comme Mackenzie, le plus vieux des garçons, un apprenti ébéniste qui a fabriqué les deux armoires du salon.

Le mari de Rose-Marthe, Chaperon, travaille ici et là. Tout le monde met la main à la pâte. Mais faire vivre 14 personnes, ça mobilise toutes les ressources des Descat. Ils sont incapables de mettre un sou de côté.

Presque tous leurs enfants vont à l'école. Sur le mur de contreplaqué à côté de la porte d'entrée, Philippe, 18 ans, a inscrit à la craie ses formules de géométrie. Samson, un grand garçon de 16 ans au sourire timide, n'a pas encore terminé son primaire. Ses parents espèrent l'inscrire dans une école professionnelle. Rose-Marthe, elle, prévoit suivre une formation d'infirmière quand elle aura fini son secondaire, l'an prochain.

Si ces projets se réalisent, les Descat pourront peut-être améliorer graduellement leur sort. Mais il y a toujours cette précarité, comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.

La famille Descat est unique. Mais elle est aussi représentative de la situation dans laquelle se trouve la majorité de ses compatriotes, cinq ans après le séisme. Ils ne vivent plus dans des camps, ce n'est plus la misère noire. Mais ils n'ont pas encore retrouvé leur niveau de vie d'avant.

Ils sont nombreux à s'être exilés dans une lointaine banlieue de la capitale, où ils ne trouvent pas de travail. Pour gagner leur vie, ils marchent des kilomètres et des kilomètres. Souvent pour rien. Car ce qui manque surtout en Haïti, en plus de logements adéquats, ce sont les emplois. C'était le cas avant le 12 janvier 2010. Et ça l'est tout autant aujourd'hui.