Dans le village de La Patrona, dans l'est du Mexique, une quinzaine de femmes préparent tous les jours à manger pour les migrants centraméricains qui voyagent sur les toits des trains de marchandises. Une oasis de générosité sur une route semée de dangers. Ces femmes ont commencé il y a 18 ans et, depuis lors, elles n'ont jamais raté un train.

- Elles leur tendent la main et, au bout de cette main, il y a un sac de nourriture. Suspendus aux wagons qui filent à toute vitesse dans un fracas infernal, ils attrapent les colis au vol. Ils ont juste le temps de leur crier: «Que Dieu vous bénisse!» Elles leur répondent de prendre soin d'eux.

Tous les jours, et parfois plusieurs fois par jour, les patronas (les marraines), comme on les appelle ici, courent au bord des rails distribuer les repas qu'elles préparent pour les migrants centraméricains en route vers les États-Unis.

Elles habitent dans le petit village de La Patrona, tout près de la voie ferrée. Ce matin-là, à 10h, cinq d'entre elles se retrouvent dans la cour de la maison de Norma Romero, celle qui les a réunies en 1995 autour de cette constatation: «Ces frères centraméricains ont faim, il faut leur donner à manger.»

Animées par cette conviction inébranlable, elles ont bravé les difficultés. À l'époque, les gens du village leur prédisaient des problèmes car la loi interdisait aux citoyens de venir en aide aux migrants clandestins. «La police nous disait: «Ils vont vous violer, et quand cela arrivera, ne venez pas vous plaindre chez nous»», raconte Norma, tout en épluchant une montagne de pommes de terre.

Elles n'ont pas hésité à consacrer leurs maigres ressources à l'achat de grandes quantités de riz, de haricots et de tortillas pour préparer de 100 à200 repas par jour. Elles ont toutes plusieurs enfants à charge et, généralement, un mari qui travaille dans les plantations de canne qui constellent les environs de Córdoba, la grosse bourgade voisine. Mais elles trouvent le temps de réaliser ce service désintéressé.

Récemment, le gouvernement du Mexique a salué leur courage en leur décernant le prix national des droits de l'homme, une récompense prestigieuse. Depuis quelque temps, les médias s'intéressent à elles.

Désormais, les supermarchés leur donnent des marchandises invendues. Une fondation française a financé la construction, derrière la maison de Norma, d'une petite bâtisse pour héberger les migrants de passage.

Dangereuse traversée

La traversée du Mexique n'a rien d'une promenade de santé pour les Centraméricains. Sur le train, ils souffrent de la chaleur, du froid, de la faim et de la soif. Ils luttent contre le sommeil, pour ne pas tomber et être tués ou mutilés par «la Bestia» (la Bête), le surnom donné au train.

Les agressions et les enlèvements commis par les gangs criminels sont monnaie courante. «Hier soir, deux hommes sont montés dans le wagon et ont pointé leurs armes sur moi», raconte Luis Romero, un jeune Guatémaltèque qui s'apprête à monter dans le train à Tierra Blanca, à 100 kilomètres de La Patrona. «Ils m'ont volé le peu d'argent que j'avais, puis ils m'ont frappé. Maintenant, j'ai peur de continuer.»

Les cinq femmes s'affairent autour des grandes marmites de riz et de haricots qui bouillonnent sur le feu, à même le sol. Deux heures plus tard, trois brouettes débordant de sachets blancs sont alignées près du portail, sur le départ. Le train n'a pas d'horaire. C'est à l'ouïe que les patronas guettent son arrivée. À trois heures de l'après-midi, un rugissement rompt la quiétude tropicale. En quelques secondes, les femmes empoignent les brouettes et foncent sur la petite route cabossée vers les rails.

Tout va très vite: d'abord la nourriture, puis les bouteilles d'eau qui sont attachées entre elles. Aujourd'hui, ils n'étaient qu'une cinquantaine, mais la Bestia transporte souvent jusqu'à 200 migrants, voire plus. Une fois le train passé, Norma soupire: «Je garde cette image de leurs sourires et je me dis qu'au moins, aujourd'hui, ils auront eu à manger.»

«Ces femmes nous donnent une leçon de vie incroyable», estime le prêtre Alejandro Solalinde, l'un des principaux défenseurs des migrants au Mexique. D'après lui, malgré la reconnaissance accordée aux patronas, le gouvernement actuel ne s'est pas soucié d'améliorer le sort des Centraméricains. «Le harcèlement, les agressions et les enlèvements contre les migrants se poursuivent comme avant.»

Le 10 décembre, les patronas recevront leur prix des mains du président Enrique Peña Nieto. Mais seule une petite délégation se rendra à Mexico. «Moi, je resterai ici pour préparer à manger», explique Julia Ramírez. Elle s'en réjouit, avec une simplicité désarmante, comme si la vraie récompense était de rester. Pas question de rater le train, pas même un seul jour, pas même pour le président.