La Cour d'appel haïtienne a sommé Jean-Claude Duvalier de se présenter à l'audience prévue ce matin à Port-au-Prince. Les victimes de son régime qui ont porté plainte devant la justice comptent saisir l'occasion pour témoigner en sa présence des exactions qu'elles ont subies, explique notre journaliste.

Le syndicaliste Raymond Davius est un homme brisé. Même en cas de condamnation de l'ex-dictateur Jean-Claude Duvalier, il ne sait pas s'il pourra retrouver un jour une vie normale. Il revient pourtant chaque semaine s'asseoir, vêtu d'un veston et d'une cravate, au premier rang de la salle d'audience de l'«affaire Duvalier».

«Si ce n'est pour nous, il faut le faire pour nos enfants», dit-il. Il ne s'est jamais remis de ses multiples séjours dans les prisons haïtiennes au tournant des années 80. Il avait décidé de quitter l'armée en 1978 pour se joindre à un parti politique d'opposition. Mal lui en a pris. On a voulu faire de lui un exemple pour décourager ceux qui auraient voulu l'imiter.

«J'ai quitté l'armée après ma première affectation de trois ans à Fort-Dimanche, raconte-t-il, au sujet d'une tristement célèbre prison des Duvalier, père et fils. Je ne pensais jamais devoir affronter moi-même un jour ces conditions.»

Dans les geôles, il restait nu, la lumière allumée jour et nuit. Il devait se servir d'un seau de peinture à la fois comme cuvette et comme plat de service pour ses repas.

«On était encore moins que des humains, se rappelle-t-il. J'ai encore des épisodes psychotiques depuis cette époque. Il y a des choses qui sont imprégnées dans ma tête. Je ne suis toujours presque pas capable de vivre en société.»

«Je suis toujours incapable d'habiter dans la même maison que ma famille», ajoute celui qui tente, avec d'autres, de faire inculper l'ancien dictateur pour crimes contre l'humanité.

Prescription

Une révolte populaire a forcé l'ancien «président à vie» à quitter le pays en 1986. En 2011, au lendemain de son retour en Haïti après 25 ans d'exil, des dizaines d'Haïtiens ont déposé des plaintes contre Duvalier devant la justice. Elles ont été rejetées en raison d'une règle de prescription de 10 ans propre au droit criminel haïtien. Les victimes contestent aujourd'hui en Cour d'appel ce rejet.

«Ce sont les mêmes tactiques qu'ont employées tous les dictateurs à l'heure de rendre des comptes», rappelle Reed Brody, conseiller juridique et porte-parole de Human Rights Watch dépêché à la dernière audience. La prescription est, selon lui, inapplicable en droit international pour des cas de crimes contre l'humanité. Le même argument avait été employé sans succès, par exemple, par les avocats de Manuel Noriega au Panama.

Constatant que Duvalier ne s'est pas rendu à ses deux dernières convocations, les juges lui ont ordonné d'être présent à l'audience prévue ce matin à 10 h 30. Des partisans et opposants du dictateur déchu devraient également manifester devant la salle.

«Je l'ai vu à la télévision, je l'ai vu à la radio, mais je vais enfin voir cet ex-dictateur face à face», se réjouit aujourd'hui M. Davius. Les autres victimes et lui rêvent de témoigner, en présence du principal intéressé, des mauvais traitements qu'ils ont endurés.

«Si on veut éviter que l'histoire se répète, il faut agir, ajoute M. Davius. Si rien n'est fait, c'est comme si on était victime une deuxième fois.»

M. Davius voudrait que cette culture de l'impunité, où les dirigeants ont «le droit de vie ou de mort» sur leurs concitoyens, ne puisse plus jamais se reproduire. Sans être certain que le système judiciaire puisse en arriver à une condamnation, il espère au moins que son témoignage aura force de symbole. Pour la première fois dans l'histoire de ce petit pays, un ex-dictateur aura été forcé par la justice de faire face à ses victimes. Une première victoire, le temps d'une audience.