«On va dans mon bureau?», propose Frantz Duval. Le rédacteur en chef du quotidien haïtien Le Nouvelliste fait trois pas, puis s'assied sur un muret: «C'est ça, mon bureau!», lance-t-il sur le stationnement où il a rapatrié les rédactions du vénérable journal et de la revue culturelle Ticket après le séisme de janvier 2010.

«On a récupéré deux places de parking et on a recouvert avec de la tôle ondulée», dit-il en désignant l'abri où travaillent les journalistes du quotidien fondé en 1898. Presque un luxe au regard des conditions de leur douzaine de collègues de Ticket: ils rédigent leurs articles sur une table posée à l'extérieur, à la merci de la première ondée.

Mais selon l'éditorialiste, là n'est pas le problème. «Du matériel, ça se remplace», note-t-il, en jonglant entre son iPhone et son BlackBerry. «Ce qui est vraiment embêtant, c'est la main-d'oeuvre.»

Partir

La rédaction du Nouvelliste a perdu une dizaine de journalistes après le séisme. Partis à l'étranger ou recrutés par des organisations non gouvernementales ou internationales. «Cela déstabilise les médias», regrette M. Duval, tout en comprenant «que chaque travailleur cherche les meilleures conditions».

Jeune espoir du journalisme haïtien, Mackenzy Jean-Baptiste, 26 ans, a quitté en juin l'agence Haitian Press Network pour les communications de l'ONG Plan international. «Je n'avais plus la possibilité de m'épanouir, et il y avait la situation économique...», dit-il. Il touche désormais 1000$ par mois, contre 150 auparavant, soit le salaire d'un serveur d'un établissement huppé.

«Beaucoup de journalistes sont partis travailler dans des ONG, les offres sont bien plus intéressantes», raconte Sadrac Charles, 34 ans. En juillet dernier, il a dit au revoir à la Radio RCH 2000, où il gagnait à peine 125$ par mois, afin de rejoindre les relations publiques de l'ONG Viva Rio.

La profession «appauvrie»

Pour Guy Delva, président de l'association SOS journalistes, ce phénomène «appauvrit la profession». «Le journalisme est le parent pauvre de la reconstruction. La profession a eu très peu d'attention, comme si elle n'avait pas été touchée par le séisme...», déplore-t-il, rappelant que beaucoup de ses confrères dorment encore sous des tentes ou ont eu leur salaire divisé de moitié. «La situation devient impossible.»

Ces défections ont pour effet d'appauvrir la qualité de l'information. Face à la précarité de la profession, il arrive à certains reporters de se faire payer pour publier un portrait flatteur, confie Réginald Boulos, riche homme d'affaires qui dirige le conseil d'administration du Matin, quotidien devenu hebdomadaire depuis le séisme.

«La transmission de l'actualité n'est pas toujours impartiale, elle est émotionnelle, il n'existe pas de journalisme d'investigation», regrette-t-il.

Récemment, trois journalistes licenciés de la Télévision nationale d'Haïti ont accusé leur ex-patron de les avoir mis à la porte, car n'étant pas partisans de Michel Martelly, nouveau président. «Sweet Micky» fait d'ailleurs l'objet de toutes les attentions de la profession depuis que, lors d'une interview télévisée, il a semblé vouloir intimider ses interlocuteurs, coupables de poser des questions embarrassantes.

Dans un pays où beaucoup de journalistes ont été assassinés dans le passé, «il faut une vigilance de tous les instants», souligne Frantz Duval, du Nouvelliste.

«Martelly a été un chanteur adulé, un chanteur controversé. Il a toujours eu des relations de séduction et d'intimidation, note-t-il. Pour l'instant, ce n'est jamais allé plus loin que ça.»

Selon M. Delva, «personne ne cherche à renforcer les institutions de presse. C'est dommage, car la presse a un grand rôle à jouer dans le processus de reconstruction et de développement d'Haïti...»