Quand il a été expulsé des États-Unis pour la troisième fois et renvoyé au Mexique, Martin Estrada Luna était un petit délinquant qui avait abandonné le lycée. Sur son casier judiciaire, des cambriolages. Moins de deux ans plus tard, il vient d'être arrêté après les massacres de 255 personnes dans la région de San Fernando.

À 34 ans, il serait devenu un important trafiquant de drogue, chef de la cellule de San Fernando du cartel des Zetas. Ce membre tatoué du gang Norteno serait connu sous le nom d'«El Kilo », à cause de ses 90kg pour 1,83m.

Les autorités mexicaines, qui l'ont arrêté le 16 avril, le présentent comme le cerveau de l'exécution de 72 migrants, pour la plupart venant d'Amérique centrale, qui ont été abattus en août après avoir refusé de travailler pour les Zetas. Il est aussi accusé d'être à l'origine des massacres de 183 personnes, dont les corps ont été retrouvés dans des fosses communes autour de San Fernando, dans l'État de Tamaulipas, après des attaques d'autocars attribuées aux Zetas.

Aucune preuve formelle n'a toutefois été présentée. Après des crimes retentissants, le gouvernement mexicain a tendance à annoncer rapidement d'importantes arrestations, mais d'après ses propres statistiques, les trois quarts des personnes interpellées pour trafic de drogue ou assassinat sont finalement relâchées sans qu'aucun chef ne soit retenu contre elles.

Qu'il soit ou non un gros bonnet, Martin Estrada Luna semble avoir été rattrapé par une culture du crime transfrontalière qui prend de l'ampleur avec l'arrivée de centaines de milliers d'immigrés avec des antécédents judiciaires renvoyés au Mexique par les États-Unis.

Dans le cadre d'une politique d'immigration mettant l'accent sur la répression de la criminalité, la moitié des 393.000 personnes expulsées des États-Unis entre octobre 2009 et septembre 2010 étaient des criminels condamnés, pour des faits allant de petits délits liés à la drogue jusqu'au meurtre. Il existe rarement des mandats d'arrêt à leur encontre au Mexique, ils sont donc relâchés dans une zone frontalière incontrôlable, tombée sous le joug de trafiquants de plus en plus violents. Des gangs qui ont un besoin accru de nouvelles recrues qu'ils transforment en machines à tuer, selon la police.

Le ministre de l'Intérieur de l'État de Tamaulipas Morelos Canseco reconnaît une « terrible escalade » de la violence depuis 2010, quand la guerre a éclaté entre les Zetas et leurs vieux alliés du cartel du Golfe. Le respect se gagne en faisant « ce qu'il y a de pire, ce que personne d'autre n'ose faire. C'est comme un concours de perversité », dit-il.

C'est là qu'Estrada Luna est arrivé après son expulsion. Né au Mexique, il a grandi à Tieton, une commune agricole de l'État de Washington, spécialisée dans la production de pommes. Sa mère vit à Laredo au Texas et son beau-père est un Américain.

Ceux qui le connaissaient à Tieton pensent qu'il pouvait mal tourner mais se refusent à croire qu'il soit à l'origine des massacres. « On s'entendait bien. Il ne m'avait jamais mal parlé », raconte le chef de la police de la ville, Jeff Ketchum, qui se souvient d'un enfant dont la famille avait explosé, qui allait souvent dormir sur le canapé des copains et s'attirait souvent des ennuis. « C'était un meneur, dans le mauvais sens du terme, manifestement, mais je ne pense pas qu'il ait vraiment commis » les meurtres.

Il a été expulsé pour la première fois en 1998 après une peine de sept mois de prison pour cambriolage et infraction à la législation sur les armes. La deuxième fois, c'était après l'évasion de quatre co-détenus. Sa corpulence l'avait empêché de passer par le trou qu'ils avaient creusé dans le plafond de la cellule. Enfin en janvier 2009, il a été ramené une dernière fois au poste-frontière de San Ysidro à San Diego après un séjour à la prison d'Herlong en Californie pour être revenu aux États-Unis après son expulsion.

Le jeune homme a été lâché à Tijuana. Il est parti vers l'Est pour gagner l'État frontalier de Tamaulipas, où il avait de la famille.

Là, selon la police locale, il est devenu un « burrero », gérant l'acheminement de la drogue des Zetas de la côte du Golfe jusqu'à la frontière. Son ascension semble rapide, mais d'après un responsable américain, la répression policière et la guerre avec le cartel du Golfe ont provoqué de telles pertes dans les rangs des Zetas que les nouvelles recrues peuvent devenir des chefs locaux en un an ou deux.

Depuis sa base dans une résidence du bidonville de La Peregrina, à la périphérie de Ciudad Victoria, il aurait commencé à diriger un réseau de petits vendeurs de drogue, selon la police.

Le 16 avril dernier, Estrada Luna était arrêté chez lui par des Marines mexicains. Si certains habitants de La Peregrina disent n'avoir jamais vu ou entendu parler d'"El Kilo », d'autres le décrivent comme un trafiquant aux tendances violentes, loin toutefois du chef de réseau dépeint par les autorités.

Une commerçante se rappelle l'avoir vu acheter des canettes de bière et des chips et demander du bicarbonate de soude, apparemment dit-elle pour couper de la cocaïne. Une autre dit l'avoir vu entrer dans sa boutique récemment avec une fille dont le cou était couvert d'hématomes. Elle aurait entendu Estrada Luna confier à un ami « j'ai failli la tuer, mais je me suis retenu ».

Son gang reste craint dans les rues poussiéreuses de La Peregrina, où la police a cédé la place aux patrouilles de camions remplis de soldats, prêts à tirer.

Certaines sources policières pensent qu'il aurait pu être arrêté par les autorités fédérales parce qu'il était bien placé pour prendre la tête des gangs au niveau local si d'autres chefs des Zetas devaient disparaître ou prendre la fuite.

A San Fernando, les voisins ont peur de parler des cadavres retrouvés après les massacres. La police de l'État n'ose pas s'aventurer sur les petites routes où se cachent les Zetas et même la police fédérale se terre dans une base en sous-effectif.

Des responsables de la police assurent qu'«El Kilo » était peu connu à San Fernando parce que la drogue transitait par la ville mais qu'il n'y était pas basé. Mais de toute façon, la plupart des habitants auraient trop peur de le dire s'ils l'avaient vu.

Sur sa page MySpace, Estrada se présente comme un « heureux parent ». D'après des proches, il a au moins deux enfants. Et il cite parmi ses héros, sa « jefita », sa maman.