Il y a 15 ans, Juárez était une ville modèle de l'ALENA. Dans les usines d'assemblage américaines, les emplois étaient si nombreux qu'on recrutait de la main-d'oeuvre à bon marché dans les régions les plus pauvres du Mexique. Les travailleurs ont convergé dans la ville de tous les espoirs par centaines de milliers. Aujourd'hui, leurs enfants sont la chair à canon des cartels, qui s'entredéchirent pour monopoliser le trafic de la drogue à Juárez. Des soldats de la rue, prêts à tout pour sortir de la misère.

La musique a sauvé Mario Angel et Alejandro Mendoza. Il y a trois ans, ils se seraient entretués. Ils appartenaient à deux gangs rivaux. Deux gangs armés jusqu'aux dents qui s'affrontaient dans les rues de Díaz Ordaz, l'un des quartiers pauvres et négligés qui ceinturent la ville frontalière mexicaine de Juárez.

«Ce qui nous a unis, c'est le hip-hop, explique Alejandro. On en faisait chacun de son côté, et on a fini par se rendre compte qu'on avait beaucoup en commun.» Ils ont même formé un groupe, les Mera Clase.

Le groupe comptait trois membres. Ils ne sont plus que deux. La musique n'a pas été suffisante pour sauver le chanteur, abattu en 2009 par un sicario, un assassin à la solde des narcotrafiquants.

Ainsi va la vie à Díaz Ordaz. Mario et Alejandro n'ont que 23 ans, mais ils ont déjà perdu «10, 15 amis» dans la guerre de la drogue qui fait rage depuis quatre ans au Mexique.

Ces jeunes sont la chair à canon des cartels qui s'entredéchirent pour monopoliser le trafic de la drogue au pays. Ce sont des soldats de la rue, prêts à tout, même à tuer, pour sortir de la misère. Quitte à en mourir.

À Juárez, la ville la plus violente du monde, près du quart des victimes d'exécution ont de 12 à 24 ans, selon le Réseau pour les droits de l'enfance au Mexique.

La guerre de la drogue a fait 8000 morts à Juárez depuis 2006. C'est dire que les cartels doivent renouveler leurs troupes en permanence. La réserve paraît inépuisable dans cette ville où 50 000 jeunes s'impatientent devant un horizon bouché. On les appelle los ni-ni: ils n'ont ni éducation ni emploi.

«Les cartels ne nous recrutent pas, dit Alejandro. C'est l'État qui nous pousse dans leurs rangs, en nous forçant à rester à genoux. Les narcotrafiquants, eux, nous permettent de sortir du trou.»

Il n'est pas le seul à le penser. Il existe dans les quartiers pauvres de Juárez une «narcoculture» bien établie auprès des jeunes, qui s'habillent et écoutent de la musique à la gloire des seigneurs de la drogue. «Avant, quand je demandais aux enfants ce qu'ils voulaient faire plus tard, ils me répondaient pompier ou enseignant, raconte la psychologue Veronica Castillo. Aujourd'hui, ils me répondent: sicario. »

La faute à l'ALENA?

Juárez n'a pas toujours été une ville maudite. Quand l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a été signé, en 1994, elle était vue comme le modèle de la nouvelle économie, le point de rencontre entre l'industrie américaine et la main-d'oeuvre mexicaine.

Des centaines d'usines, les maquiladoras, ont poussé comme des champignons. Dans cette ville frontalière du Texas, on assemble des iPhone, des claviers d'ordinateur, des batteries d'auto et même les Ski-Doo de Bombardier.

Il y a 15 ans, les emplois étaient si nombreux qu'on envoyait des autobus dans les régions les plus pauvres du Mexique afin d'y recruter de la main-d'oeuvre à bon marché.

Des centaines de milliers de chômeurs ont ainsi convergé dans la ville de tous les espoirs. «Les gens de Juárez les ont reçus à bras ouverts, dit le maire, Hector Murguia. Aujourd'hui, il est temps que le gouvernement nous rende la pareille.»

C'est que Mexico a longtemps négligé les nouveaux arrivants, qui se sont installés en masse à la périphérie de Juárez, dans des quartiers comme Díaz Ordaz. Mais ils n'ont pas eu droit à des écoles, des parcs ou des cliniques de santé.

Cette négligence profite aux narcotrafiquants, qui n'ont aucun mal à recruter les jeunes et à en faire des assassins pour 150$ par semaine - trois fois le salaire de leurs parents, qui s'échinent sur des chaînes de montage.

«Toute une génération d'enfants a été élevée dans la rue pendant que les parents travaillaient dans les usines pour un salaire de crève-faim, dit l'écrivaine Arminé Arjona. On n'a pas investi dans l'éducation et la culture parce qu'on voulait des esclaves pour les maquiladoras. Et nous en payons maintenant un prix très élevé. On a fermé les yeux parce qu'il y avait un boom économique dans notre ville. Mais les jeunes ne veulent pas vivre comme leurs parents. Ils préfèrent être des criminels et mourir jeunes que d'être des esclaves toute leur vie.»

Alejandro Mendoza ne veut pas mourir. Il s'est inscrit à l'université. Mais quand on lui demande ce qu'il veut faire de sa vie, il secoue la tête. «Regardez Juárez. On ne peut pas envisager l'avenir ici. On ne peut pas penser avoir des enfants dans cette ville.»

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

Alejandro Mendoza