Le procès de l'ex-président tchadien Hissène Habré est l'aboutissement d'une longue traque, largement orchestrée par l'Américain Reed Brody. L'avocat de l'organisation Human Rights Watch raconte à La Presse les grandes lignes de cette patiente chasse au dictateur...

Q: Il aura fallu plus de 15 ans pour traduire Hissène Habré devant la justice. C'est long. Avez-vous pensé que ce jour ne viendrait jamais ?

R: Ah ! oui, souvent (rires). Je me suis souvent demandé si on faisait fausse route. Mais il fallait aussi que je remonte le moral de mes collègues, des ONG et des victimes, bien sûr. Quand on veut renoncer, on pense à ceux qui ont mis leurs espoirs dans votre travail, alors on se dit qu'on va continuer. Notre mérite, c'est que chaque fois qu'on nous fermait les portes, on en ouvrait une autre. On a su surmonter tous les obstacles. On a toujours trouvé le moyen de créer les conditions politiques adéquates pour que le Sénégal accepte d'organiser ce procès. Ce fut un vrai feuilleton politico-judiciaire.

Q: En quoi ce procès est-il important ?

R: C'est la première fois que la juridiction d'un pays, à savoir le Sénégal, va juger l'ex-dirigeant d'un autre pays, le Tchad. Ce qui est aussi pour moi très important, c'est que c'est la première fois, en Afrique, que les survivants se mobilisent pour traduire en justice un dictateur. À mon avis, ça le différencie beaucoup des procès internationaux classiques où c'est le procureur qui est le moteur de la poursuite. Ici, ce sont vraiment les victimes - et les ONG - qui sont les architectes de ce procès. C'est donc moins évident pour Habré de dire qu'il est victime d'un complot de l'Occident ou du président du Tchad. Il essaie. Mais quand il y a de vraies personnes en face, c'est plus difficile...

Q: Comment fait-on pour amener un ex-dictateur dans le box des accusés ?

R: C'est plus facile qu'avant. Toutes les fois où il y a des atrocités, il y a toujours la question de la justice. Ça dépend toujours des conditions politiques, mais je ne dirai jamais que c'est impossible. Regardez : on ne pensait jamais que Pinochet serait arrêté. Et pourtant...

Q: Quel est le mécanisme légal qui vous permet de « coincer » vos accusés ?

R: La convention contre la torture, adoptée à New York en 1984, stipule que personne n'a l'immunité et qu'on peut être jugé n'importe où, malgré son statut d'ancien chef d'État. Ce fut notre outil dans l'affaire Pinochet et c'est encore notre outil dans l'affaire Hissène Habré. C'est cette convention qui a obligé le Sénégal à juger ou à extrader Habré. Quand j'ai commencé à travailler avec les victimes, quelqu'un m'a dit : « Mais depuis quand la justice est-elle venue jusqu'au Tchad » ?

Q: Quand vous avez monté le dossier, comment avez-vous fait pour ne pas alerter Habré ? Le processus fut si long qu'il aurait eu toutes les chances de quitter le Sénégal...

R: Oui, tout à fait. Mais à deux reprises, on a eu des décisions internationales qui obligeaient le Sénégal à le garder. En 2001, le Comité contre la torture des Nations unies a demandé au Sénégal de ne pas laisser Habré partir, sauf par voie d'extradition. C'est [l'ancien secrétaire général de l'ONU] Kofi Annan en personne qui a martelé ce message au président sénégalais Abdoulaye Wade. En 2009, quand Wade a menacé de laisser partir Habré, la Belgique a demandé à la Cour internationale de justice des mesures conservatoires pour qu'il ne quitte pas le territoire. Le Sénégal s'y est engagé. À partir de ce moment, il était surveillé.

Q: Pendant ces 15 ans, vous êtes-vous parfois senti menacé ?

R: Pas directement, non. Par contre, le clan Hassé m'a souvent traité de « sale juif ». Ce n'est pas allé plus loin. Mais il fallait quand même rester prudent. Au Tchad, on me connaît. Au Sénégal, où Habré a beaucoup de soutien de la classe politique et religieuse, j'ai gardé le profil bas.